Retour accueil

L’Ecriture sous contrainte

 L’Ecriture sous contrainte

En étudiant Andromaque de Racine, il vous a été impossible d’échapper au commentaire professoral sur ce vers d’Oreste: Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? (Acte V scène 5). Grâce à ce vers, vous savez, pour le restant de vos jours, ce qu’est une allitération: un procédé qui consiste à répéter une sonorité pour produire un effet, par exemple ici multiplier la consonne s pour imiter le sifflement du serpent.

• De l’allitération.

L’allitération est proche de l’assonance qui consiste en la répétition d’une même voyelle accentuée, comme dans cet échantillon du même fournisseur:

Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire

On sait que le midrash ne répugne pas à ces jeux de langage et que le Nouveau Testament cède lui-même parfois à ces enfantillages (Tu es Pierre, etc.). Dans un texte original, repérer ces jeux de langages n’est pas très difficile, il suffit de lire le texte à haute voix.
Supposons maintenant que le texte original ait été traduit plusieurs fois, qu’il passe de l’hébreu au grec, du grec au latin et du latin au français, il est fort probable alors que ces jeux disparaissent lors de la traduction. Prenons par exemple ce verset:

Regardez, contempteurs, soyez dans la stupeur et disparaissez! Parce que de vos jours je vais accomplir une œuvre que vous ne croiriez pas si on vous la racontait (Ac 13, 41 citant Ha 1,5)

Avec la meilleure volonté du monde, on ne trouve ici ni allitération ni assonance. Pourtant, si on jette un coup d’œil au texte grec de ce verset, on remarque déjà une répétition: ergon ergazomai … ergon invisible dans le texte français. Mais une nouvelle question surgit immédiatement: pourquoi le corpus Paulinien aurait-il cherché à faire entendre ici la sonorité erg… On ne voit pas bien quel serait ici l’équivalent du « sifflement » Racinien. Quel serait l’effet supposé devoir être produit par erg,erg,erg…? Quel rapport entre ce borborygme disgracieux et Paul ? Aucun. En revanche, on s’avise que l’hébreu de Habacuc utilise dans ce verset deux fois le terme פעל p’l (faire, agir, travailler) et que ce terme p’l consonne parfaitement avec le sens du mot « Actes » et tout aussi parfaitement avec la sonorité du mot Paulus ou Polos. Parfois, les assonances persistent malgré la traduction. C’est le cas lorsqu’un mot est tout simplement répété dans le texte originel, et que le traducteur est forcé de le répéter lui aussi, car il a vu l’assonance, même s’il ne voit pas toujours le but recherché par le texte originel. C’est le cas par exemple de ce verset: Ne savez-vous pas que les ministres du temple vivent du temple, que ceux qui servent à l’autel partagent avec l’autel? (1Co 9, 13)

Le texte originel répète les termes temple et autel et le traducteur en fait autant. Pourtant, nous allons voir que, même dans ce verset, il y a eu une perte en ligne. En effet, si nous consultons la peshitta sur ce texte, nous nous apercevons qu’il y a un effet d’assonance qui a disparu du grec et du français.
La peshitta porte en effet: dilmadbaHa palHin ‘im madbaHa palgin. דלמדבחא פלחין עם מדבחא פלגין Alors que servir et partager ne riment pas en français, l’araméen fait rimer les verbes plH (servir) et plg (diviser, partager).

• De la servitude au service.

On sait qu’en arabe, un fellaH est un paysan, un travailleur de la terre. Ce terme arabe vient sans doute du syriaque puisque le Comprehensive Aramaic Lexicon nous indique que la racine plH tourne autour du travail.

• plḥ, plḥʾ (palāḥā) n.m. travailleur
1 workman . 2 farmer . 3 cultivator .
4 worshipper . 5 soldier .

PalaHuta signifie par exemple agriculture. Mais cette racine est polysémique et a également le sens de servitude:

•plḥw, plḥwtʾ (pālḥūtā) n.f. servitude
1 servitude. 2 military service.
3 art . 4 banquet . 5 body .

• plḥ n.m. celui qui traverse

tandis que PalHan, PalHana signifie travail, culte. Cette racine PlH est très fréquente dans la peshitta, la version araméenne du Nouveau testament. plH peut aussi signifier ministre. Il existe, on l’a vu, une autre racine qui tourne autour du travail (et de la récompense) c’est פעל p’l. Comme nom, p’l signifie aussi auteur d’un acte, fabricant, auteur, celui qui fait l’acte. Comme notre texte s’appelle « Actes » des Apôtres, nous sommes conduits à nous demander quel est le sens de tous ces jeux de sonorités. Nous sommes notamment conduits à constater que ces jeux de mots ne concernent pas seulement l’hébreu biblique, mais aussi l’hébreu tardif et l’araméen dans ses nombreux dialectes (Syriaque, Galiléen, etc.) Nous faisons l’hypothèse ici que le corpus paulinien est un texte de nature midrashique, qui fonctionne donc sous le régime de la double entente, de la surdétermination et qui, pour cela, a besoin de jouer sur les mots. Non pas par un goût déplacé pour la plaisanterie,

Notons cependant que ply פלי a aussi le sens
de plaisanterie • ply vb. to jest at (plaisanter)
to do something to an extreme

mais par besoin de jeu, ou plutôt : par besoin de jeux de mots. Sans jeux de mots, il ne peut y avoir de surdétermination, et donc de saturation du texte, et finalement d’accomplissement. En effet, accomplir (en hébreu) c’est remplir et saturer. Pour vérifier cette hypothèse, il suffit de prendre un dictionnaire et de rechercher tous les termes en hébreu ou en araméen qui contiennent les consonnes P et L (aux voyelles et redoublements près) et de voir si ces termes sont bien utilisés dans le corpus paulinien.

• Noms propres.

L’entrée de dictionnaire plys פליס explique, on l’a déjà vu, la présence de certains noms de villes dans les Actes, on n’y reviendra pas ici. (voir l’article: jeux de mots à Malte)

• plys (pālīs) n.m. towns (villes)

 

Mais, puisque nous en sommes aux noms propres, mentionnons quelques noms qui répondent à notre recherche: Philémon, Théophile, Pilate, Publius, Philippe, Olympe…et même Félix, dont le nom, plqs, en Araméen, n’a rien d’un joyeux luron mais tout d’un bourreau.

•plq, plqʾ (pelqā) n.m. : Hache

En ce qui concerne les noms de lieux, il faut aussi prendre en considération le fait que l’hébreu tardif translittère les noms grecs ou latins de manière totalement fantaisiste. Ainsi, selon les Actes, Paul arrive en Italie par la voie Appia, c’est-à-dire par Brindisi or ce terme est translittéré en hébreu: paldisin פלנדיסין

• nafal נפל et niflaot נפלאות

Si on fait précéder notre item PL de la lettre noun, on obtient des termes comme npl (nafal: tomber, chute) et celle de npl’ (nifla, pluriel: niflaot: miracles, prodiges, merveilles). Or ces termes interviennent sans cesse dans le corpus paulinien. La thème de la chute a engendré (si l’on peut dire) celui de l’avorton.

•npyl, npylʾ n.m. premature birth Jastrow. 924.
• ply n.f. pl. merveilles

La racine npl de la chute expliquerait aussi la présence de collaborateurs de Paul nommés Gaïus ou Caïus (ces noms sont faits sur cadere, en latin: tomber)

• Du npl à l’épilepsie

A force de tomber, Paul a fini par susciter des soupçons au sein du corps médical. Comme en 2Co 12,7 Paul fait lui-même état d’une infirmité de sa chair, certains cliniciens sont venus à la rescousse. Persuadés que les Epîtres sont parole d’Evangile, ils ont noté en détail les chutes de Paul. Une chute subite, suivie d’une position inerte accompagnée d’un affaiblissement de la vision, pouvant aller jusqu’à la cécité a été rapportée comme symptôme dans certaines formes d’épilepsie. Cette idée a fini par se propager au point qu’en Irlande l’épilepsie s’appelait autrefois « St Paul disease » la maladie de Saint Paul. Il est possible que cette idée soit très ancienne. Dans ce cas, le Comprehensive Aramaïc Lexicon nous donnerait peut-être l’explication de son origine:

• hpylypsyʾ, hpylympsyʾ : epilepsy

Nous retrouvons donc nos sonorités pauliniennes pl. Rappelons que les ténèbres (la cécité) dans lesquelles est plongé Paul c’est en hébreu une afela, terme qui peut s’entendre aussi comme :je tomberai. D’où Ac 27,26: je tomberai sur une île.

• Du manteau

Dans la deuxième à Timothée, nous trouvons ce verset qui fleure bon le vécu et le journal de voyage:
En venant, apporte le manteau que j’ai laissé à Troas chez Carpos, ainsi que les livres, surtout les parchemins (2 Tm 4, 13)
Mais le grec est déjà moins anodin: ton phailonên hon apelipon en Trôadi … phélonês, c’est le manteau. Curieusement, alors qu’il y a au moins cent occurrences du terme « manteaux » dans la bible, et que le traducteur n’avait que l’embarras du choix pour trouver un terme grec (himation, etc.) c’est un hapax qu’il choisit et qui possède la sonorité « paulinienne ». Il se trouve que de nombreux mots de l’hébreu tardif contenant les sonorités P et L ont le sens de manteau.

• pylwn’, pulwnys :cloak (manteau)
Nous serions bien en peine d’expliquer la fin du verset, qui parle de livres et de parchemins, si à nouveau, les dictionnaires ne venaient à notre secours.
• qlp, qlp’ :leaf of a book,parchment
• pwlḥn, pwlḥnʾ (puwlḥānā) n.m. work, parchment
• gwyl n.m. parchment,

Comme il existe un apocryphe entier (Actes de Barnabé) qui motive la séparation entre Paul et Barnabé par le fait que ce dernier a abandonné les parchemins, on pouvait se douter qu’il s’agit de jeux de mots.

• La division, פלג

Nous avons déja traité de ce terme et nous n’y revenons pas ici. Mais ce verbe intervient souvent dans les Actes de manière peu visible. Exemple: Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux (Ac 2,3)

• La prière : tefila, תפלה

Ce terme est présent tout au long des Actes. Exemple:

Vivez dans la prière et les supplications; priez en tout temps, dans l’Esprit (Ep 6,18)

La raison en est sans doute ce passage du Midrash Rabba sur le Deutéronome (2,1):

La prière est connue sous les dix désignations suivantes : …, nipul, pilul. nipul, ainsi qu’il est écrit : Puis je me jetai à terre (va-etnapal) devant Yahvé (Dt 9, 18) ; pilul, ainsi qu’il est écrit : Alors se lève PinHas, il tranche (vayepalel) (Ps 106, 30)

• La shefila : faiblesse, humiliation; racine: שפל

Il s’agit là d’un thème paulinien bien connu.

• mšplw, mšplwtʾ (mšap.lūtā) n.f. humiliation, faiblesse
1 humiliation. 2 weakness
• špl vb. to be low

• Aleph אלף

La racine aleph contient les consonnes L et P. Elle nous fournit aussi une des raisons de l’élaboration paulinienne autour des lettres LP. (Lamed Pé en hébreu c’est l’enseignement de la bouche). Lamed signifie enseignement et aussi aiguillon, terme lui aussi très paulinien. La racine aleph est également en hébreu celle de l’enseignement et indique aussi le chiffre mille, mais en araméen, elle est celle du navire (ilpa). Cette occurrence inter-linguistique provoque des effets peu visibles: Paul est mis en présence de centurions (chefs de mille) et aussi de commandant de navires.

Le centurion se fiait au capitaine et à l’armateur plutôt qu’aux dires de Paul (Ac 27, 11)

la peshitta utilise pour centurion le calque qentron. Et pour capitaine, un calque du grec kubernêtê. En revanche pour armateur elle utilise l’expression mry d’alf chef du navire mais aussi chef de mille. Un autre terme très paulinien est yulpan : la doctrine, l’enseignement.

• De la Délivrance et de Pilate.

Paul est enfermé, mais aussi délivré miraculeusement d’une prison. Une des racines de la délivrance en hébreu est: פלט (plt) or c’est aussi celle de Pilate personnage qui est nommé trois fois dans les Actes

• plṭ vb. to escape, s’echapper
1 to escape 2 to fall out
3 to bring forth . 4 to be dislocated
5 it escapes me .6 to be spared
7 to spit
• pwlṭ, pwlṭʾ (puwlāṭā) n.m. délivrance
1 deliverance .2 fugitives
3 dislocation . 4 hesitation

• Paul fabricant de tentes.

Nous avons déjà traité ce thème ailleurs.

Ac 18, 3: et, comme ils étaient du même métier, il demeura chez eux et y travailla. Ils étaient de leur état fabricants de tentes.

• pplywn, pplywnʾ (pāpelyōnā) n.m. tente

Ce verset est d’ailleurs une vraie mine. Le « même métier » (quant on sait que l’artisan est omen, et que ce terme joue sans cesse dans le midrash avec la emuna, la foi) serait plutôt la même foi. Par ailleurs selon la peshitta sur ce verset, Paul fabriquerait plutôt des harnais (hébreu: ukafim) ce qui nous ramènerait une fois de plus à la main de paul qui ne serait rien d’autre qu’une réutilisation de la redoutable main de Saül (kaf shaul, 2S 22,1). Le Dictionnaire Jastrow nous apprend que le mot Tarsi (avec un tet) signifie tisserand, il est donc probable que cette détermination ait été la bienvenue: Paul étant « de Tarse » est donc devenu une sorte de tisserand.

• Hypothèse sur les allitérations.

L’hébreu devait comporter de nombreuses assonances, puisque le genre midrashique le commande. Au moment de la traduction en grec, le traducteur se rend compte qu’il ne peut pas toujours garder l’assonance en grec. Il va donc tenter autant que possible de maintenir une assonance, quitte à la déplacer. Exemple: il existe une assonance évidente puisqu’elle ouvre presque tous les livres du corpus paulinien: Paul, apôtre du Christ. Or, Apôtre du Christ c’est shaliaH hamashiaH. Le grec ne pouvait pas la garder (car apostolos et christos ne consonent pas). Le traducteur a gardé l’allitération en la déplaçant sur Paul et apôtre: Paulos apostolos et le traducteur latin a fait de même : Paulus apostolus. Apostolus est un emprunt au grec, ce n’est pas du Latin. Ce qui prouve bien que le but du rédacteur n’est pas ici de traduire mais de rendre l’allitération.
Parfois, la contrainte est si forte, que pour rendre l’allitération déplacée, le traducteur est obligé d’utiliser un terme rare, d’où peut-être la fréquence étonnante des hapax dans le corpus paulinien. Ce serait peut-être le cas du terme aphôrismenos qui est un hapax en Rm 1, 1
Paulos doulos Christou Iêsou, klêtos apostolos aphôrismenos eis euaggelion theou,
Paul, serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocation, mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu,
Il y aurait eu un verbe comme pl’

• plʿ vb. to led astray
être éloigné, écarté, (mis à part ?) dérouté

Ne sachant que faire de ce verbe rare, qui n’était là que par jeu de mots, le traducteur a été contraint d’utiliser un néologisme que nous traduisons par « mis à part ». Dans certains cas, ce « mis à part » s’explique surtout par un jeu de sens sur une racine paras qui a de nombreux sens et qui joue sur le sens de séparé/pharisien/expliquer

• prš vb. to separate
to be separated ,to depart
to sail away ,to specify, distinguish
to explain , to sail
to be destined , to be created
to be excommunicated
to be set aside as priestly gifts
• pryš adj. : diverse, noble, excelling, unclear , Pharisee
• pryšy, pryšyʾ (prīšāyā) : Pharisee (Pharisien)

Il est aussi possible qu’il y ait eu le terme nitbatser.

• Portes de fer

En Actes 12,10 il est question d’une « porte de fer  » qui s’ouvre miraculeusement

• pwl, pwlʾ (puwlā) n.m. gate (porte)
• pwld (puwlād) n.m. steel (acier)

Les portes sont un attribut de Paul en tant qu’il est le shéol (la mort, mais la mort vaincue par le messie, donc ridiculisée). Le shéol doit rendre les morts qu’il retient indûment, il est donc une prison dont les portes doivent tomber. C’est pourquoi on trouve en Ac 9,24: On gardait même les portes de la ville jour et nuit, afin de le faire périr. Le grec a réussi à garder quelque chose de la double allitération de l’hébreu ( shamru sha’are ha’ir) il a : pulas polin.

De même:

J’arrivai donc à Troas pour l’Évangile du Christ, et, bien qu’une porte me fût ouverte dans le Seigneur,

car une porte y est ouverte toute grande à mon activité, et les adversaires sont nombreux.

 

• Ecailles

Aussitôt il lui tomba des yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Sur-le-champ il fut baptisé (Ac 9, 18)
Le grec lepides traduit toujours l’hébreu biblique qashqeshet, mais ici il aurait pu, s’il avait voulu jouer sur le nom de Paul, traduire le syriaque qwlp.

• qwlp, qwlp’ : scaling (écailles)

La peshitta, elle, n’a pas hésité, elle utilise l’expression dem damé laqlape: du sang qui ressemble à des écailles.

• Hypothèses sonores

Nous proposons ici quelques hypothètiques sonorités indétectables dans le grec du corpus paulinien:

En Rm 7, 4 : vous avez été mis à mort rendrait le son atem matem
En Rm 7, 1 Ne savez-vous pas – je parle à ceux qui connaissent la loi ferait entendre: lo yod’im…. le yod’e ha tora.

En 2Th 3, 7-8 Nous n’avons pas eu une vie désordonnée parmi vous, nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions ferait entendre ki lo halakhnu …gam lo akhalnu

En 1Co 15, 51 nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés ferait entendre le jeu de sonorités: kulanu nishan…kulanu nishtane

 

• A suivre.

Le lecteur qui souhaiterait nous aider à vérifier cette hypothèse pourra chercher dans le CAL, par exemple du côté des termes comme aphela (afel, noir obscur): 2P 3, 16 indique que Paul est obscur.
apala (fruit qui mûrit tard) ou d’autres termes pauliniens comme la collecte (ply) ou les enfants (tpl).