Rahab restituée
Rahab restituée
Elle n’occupe dans la Bible que quelques versets, et pourtant il n’est pas un midrash juif qui ne parle d’elle sur des pages entières. C’est une prostituée qui trompe son peuple et qui ment à son roi et pourtant d’innombrables Pères de l’Eglise disent qu’elle est la figure même de l’Eglise.
Justin, Athanase, Eusèbe de Césarée, Jean Chrysostome, Grégoire de Naziance, tous ont attribué à cette prostituée (porne) le don de prophétie. Chez les pères latins, la figure de cette illa meretrix (cette prostituée) a le don de développer l’art de la rhétorique. Ambroise de Milan utilise pour parler d’elle l’oxymore: casta meretrix, la chaste prostituée. Elle est même une provida, une prophétesse.
• Rahab disséminée.
Comme pour Tamar, les sources midrashiques sur Rahab sont éparpillées sur de nombreux corpus et de plus elles sont énigmatiques. On a l’impression qu’elles forment un puzzle dont on aurait perdu tout espoir de reconstitution. Comme les problèmes de datation des sources midrashiques sont inextricables, nous pouvons commencer par les plus simples. Le Targum pseudo-Jonathan inaugure le jeu de piste (qui est plutôt ici un parcours du combattant) en donnant une singulière traduction du mot zona (prostituée). Ici, Rahab devient une pundiqta une aubergiste. Rashi dans son commentaire sur le Pentateuque le rappelle et précise qu’aubergiste peut signifier quelqu’un qui vend toutes sortes de nourritures. Il semble accréditer ainsi l’idée d’un jeu de mots qui interprète zona comme issu du mot mazon, nourriture. On a ici un premier exemple d’une élaboration qui entend problèmatiser l’idée de prostitution. Mais tous les midrashim ne sont pas dans ce cas. La peshitta garde l’idée biblique de prostitution (zniuta). Le Talmud (traité Megila 15a) rapporte un dit très ancien selon lequel Rahab était l’une des plus belles femmes que le monde ait connu. Ce passage débute par la mention: tanu rabanan, cette formule désigne en général une baraïta qui n’a pas été compilée dans la mishna et qui remonte donc à la période des tannaïm. Cette tradition insiste même sur la luxure qu’inspire cette dame: quiconque dit « Rahab, Rahab » connaît un écoulement séminal. La Mekhilta élabore une « histoire parallèle » de Rahab et d’Israël. Rahab avait dix ans lors de la sortie d’Egypte, pendant les 40 ans où Israël erre au désert, elle se prostitua, puis elle se convertit au moment où Israël franchit le Jourdain. Elle dit à Dieu : j’ai commis trois péchés, pardonne moi à cause de trois choses : la corde, la fenêtre et la muraille. [J’ai mis un mois pour trouver pourquoi il est question ici de « 3 péchés »]. Le midrash hagadol (section Haye sara 23,1) franchit un pas de plus dans la béatification de Rahab. Dans un passage qui glose chaque verset de Pr 31 relatif à la femme valeureuse (eshet Hayil), il réfère à « Rahab qui cacha les espions » le verset : Elle ne redoute pas la neige pour sa maison, car toute sa maisonnée porte double vêtement (Pr 31, 21). Qui étaient ces espions ? Selon certains Caleb et PinHas selon d’autres Pereç et Zérah (les fils de Tamar). Quand elle demanda un signe (par lequel elle serait sauvée) Zérah lui dit : tu placera ce fil rouge à la fenêtre par laquelle tu nous a fait descendre, c’est celui que l’on a mis autour de mon poignet à ma naissance. A cause de ses bonnes actions Rahab mérita d’avoir dans sa descendance dix prêtres…
Dans le Midrash Rabba sur Ruth (2,1) un docteur nous apprend que Rahab était parfumeuse (elle s’occupait de parfums). Ce docteur mobilise ici un double jeu de mots. Le premier est explicite et rapproche le terme biblique buts (le lin) du mot busmin (parfum, encens, senteurs). Le second, implicite, rapproche la sonorité de Jéricho, la ville de Rahab, du terme reaH (parfum). Ce midrash contient de nombreuses élaborations sur Rahab. Au terme de ce travail d’élaboration, on s’aperçoit que le midrash a créé des contenus nouveaux qui s’ajoutent maintenant aux matériaux bibliques. La bible nous disait simplement que Rahab était une prostituée. Le midrash a maintenant « établi » que Rahab est une parfumeuse. De même, nous avons vu que le midrash « établit » qu’elle est une aubergiste, sans que l’éventuelle incompossibilité de ces deux activités ne soit un obstacle pour le midrash. Le midrash établit également que les actes de Rahab envers les explorateurs ont été particulièrement appréciés par la divinité. Selon le livre de Josué, Rahab s’est attachée à Israël. Mais le midrash va amplifier cet élément dans des proportions considérables : Rahab se convertit au Judaïsme, elle dispose même du don de la prophétie et elle engendrera une lignée de dix prophètes. Par ailleurs, le midrash insiste sur le rapport entre Rahab et le lin, et à travers cet item, à la prêtrise et à l’onction. Pour corser la chose, Rahab devient même l’épouse de Josué. En QoR 5, 13 Rahab est citée en compagnie de Jéthro, Ruth ou Antonin comme exemple de Juste. En CtR 1, 22 Rahab est à nouveau rapprochée de Jéthro comme le type des Justes qui rejoignent Israël et cet exemple s’inscrit clairement dans un contexte messianique. En CtR 1, 64 Rahab est à nouveau associée à Jéthro. ExR 27,4 rapproche également Jéthro de Rahab, ainsi que NbR 3,2 etc.
• Rahab restituée.
Pour comprendre le mode de production du midrash sur Rahab, il faut se reporter à Gustave Doré plutôt qu’à Marc Chagall. La gravure de Doré, reproduite ci-dessous, nous montre ce qu’est en réalité le Herem de Jéricho: une image de la fin des temps. Nous avons affaire ici à un midrash eschatologique. Le midrash sur Rahab est à la fois un récit d’admonition et un récit de consolation. A la fin des temps, le mal sera entièrement détruit et Jéricho sera vouée à l’anathème, toutes les murailles s’écrouleront (Ez 38,20) mais le repentir est toujours possible même pour le plus perverti des idolâtres. Même Rahab la prostituée (lire: l’idolâtre) peut être sauvée. Mais si un être peut être sauvé, tous peuvent l’être. C’est pourquoi Rahab représente tous les païens et donc toute l’humanité. Après tout, les païens ont hébergé les juifs dans leurs exils. En conséquence, même l’Egypte et Babylone, qui ont accueilli les exilés se verront rappeler ce motif de salut. Ce serait la raison pour laquelle Rahab est rapprochée de ces contrées lointaines. Rahab est rapprochée deux fois de l’Egypte : l’Égypte dont l’aide est vanité et néant; c’est pourquoi je lui ai donné ce nom : Rahab la déchue (Is 30,7). En Is 51,9 Rahab est rapprochée de la mer rouge. En Psaumes 87,4 Rahab est écrit avec un hé et rapprochée d’une autre prostituée, Babylone : Je compte Rahab et Babylone parmi ceux qui me connaissent. L’Egypte a servi d’auberge aux Israélites de l’exil (gola), Rahab héberge des espions (meraglim) d’Israël. C’est cette idée directrice qui expliquerait pourquoi le midrash prend la peine de nous expliquer que Rahab avait dix ans lors de l’Exode, que son mensonge est comparé à celui des sages-femmes israélites en Egypte, etc…
Rahab demande aux explorateurs une Alliance sur le modèle de celle, conclue entre Dieu et Israël, qui a suivi l’Exode. Rahab a entendu que Dieu avait asséché le mer pour eux, etc. Le signe demandé à Rahab, le fil rouge, est proche du sang de l’agneau pascal sur les linteaux, signe qui devait épargner les hébreux lors de l’Exode. Le Salut des Juifs est donc étendu aux Païens. Le fait que cette alliance doit rester secrète (Jos 2,20) est un indice de son caractère eschatologique. L’Eglise a gardé l’essentiel de l’eschatologie rabbinique. Or le midrash sur les païens est au centre de l’eschatologie rabbinique. C’est pourquoi Rahab sera une figure si importante dans l’Eglise au point de figurer l’Eglise elle-même. Sans cet élément majeur en effet, il serait incompréhensible que l’Eglise puisse faire tant de cas d’une prostituée idolâtre qui ment et trahit son peuple.
• Rahab, Reine de Saba.
Flavius Josèphe nous rapporte dans les Antiquités une curieuse histoire survenue à Moïse dans sa lutte aux cotés des Egyptiens contre les Ethiopiens. Tandis qu’il assiège une ville nommée Saba, protégée par d’imposantes murailles et par un fleuve, la princesse de cette ville le voit du haut des murailles, tombe amoureuse de lui et finalement l’épouse.
Tandis que Moïse considérait avec ennui l’inaction de l’armée, car les ennemis n’osaient en venir aux mains, il lui arriva l’aventure suivante. Tharbis, la fille du roi des Éthiopiens, en voyant Moïse amener l’armée près des remparts et lutter vaillamment, admira l’ingéniosité de ses opérations et comprit que les Égyptiens, qui désespéraient déjà de leur indépendance, lui devaient leurs succès, et que les Éthiopiens, si vains des avantages qu’ils avaient remportés contre. eux, se trouvaient par lui dans une situation tout à fait critique ; elle s’éprit d’un violent amour pour Moïse. Comme cette passion persistait, elle lui envoie les plus fidèles de ses serviteurs pour lui offrir le mariage, il accepte la proposition, moyennant la reddition de la ville, et s’engage par serment à prendre Tharbis pour femme et, une fois maître de la ville, à ne pas violer le pacte ; l’évènement suit de près ces pourparlers. Après avoir défait les Éthiopiens, Moïse rend grâce à Dieu, effectue ce mariage et ramène les Égyptiens dans leur pays
Il y a ici un peu trop de murailles et de Reines de Saba pour que cela soit de l’Histoire. On sait que Flavius Josèphe est plutôt à considérer comme un transmetteur de midrashim. Nous retrouvons ici tous les matériaux du midrash sur Rahab: Les remparts (Homot) la passion (Hama) de Tharbis , le fleuve, la promesse… Ici la femme ne ment pas à un roi, elle est fille de roi; elle ne reçoit pas des espions mais c’est elle qui envoie des messagers à Moïse. Moïse, comme Josué, fait serment d’épargner Tharbis, il fait un pacte avec elle et l’épouse comme Josué avait épousé Rahab. C’est évidemment une élaboration de type midrashique dont le souci premier est d’expliquer le verset qui mentionne le fait que Moïse avait pris une femme éthiopienne (Nb 12, 1). Le Targum Pseudo Jonathan mentionne lui aussi que Moïse avait épousé la reine d’Éthiopie mais qu’il s’en était ensuite séparé.