Une tour et deux rois
Une Tour et deux Rois
La Parabole double du Constructeur de Tour et des Deux Rois est une parabole doublement orpheline. Orpheline d’abord car seul Luc a pensé à nous la rapporter. Matthieu, Marc et Jean n’ont pas jugé utile de mentionner ce fragment supposé pourtant inspiré. Une erreur de distraction sans doute.
Parabole orpheline encore car elle n’a pas suscité beaucoup d’efforts d’imagination chez les exégètes. On en restera donc aux platitudes habituelles sur ce qu’il en coûte d’être disciple, etc…
Il faut dire que notre Parabole commence d’une manière abrupte:
Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Lc 14, 26)
De quoi décontenancer même les Pères de l’Eglise, comme celui-çi dont je ne me souviens plus bien du nom:
On peut se demander comment Notre Seigneur nous fait un devoir de haïr nos parents et ceux qui nous sont unis par les liens du sang, alors qu’il nous est commandé par ailleurs d’aimer jusqu’à nos ennemis !
Si même les Pères en perdent leur latin, que pouvons-nous dire de plus ? Il faudra peut-être se résigner à ce que cette Parabole reste à jamais incompréhensible. Les spécialistes ont pour cela une arme absolue, bien qu’elle ait déjà beaucoup servi : l’erreur du rédacteur.
Nous avons signalé dans un ouvrage déjà ancien que le texte de cette parabole est bien trop construit pour qu’une erreur quelconque puisse être même envisageable.
Si j’étais exégète, je me demanderais d’abord pourquoi il faut deux paraboles pour véhiculer un message fut-il divin. Pas vous ?
Je me demanderais aussi pourquoi il faut s’asseoir pour calculer (le prix des travaux) ou pour examiner (si on a bien les moyens de guerroyer). En essayant (à tout hasard) une rétroversion vers l’hébreu, on s’apercevrait alors que le texte contient ici un jeu de sonorités (yosheb veHosheb s’asseoir pour compter). De même, le verbe haïr de 14,36 (hébreu: sone) consonne, c’est le cas de le dire, avec le verbe porter (hébreu: nose) de 14,37 (porter sa croix). Certes, cela ne nous dit rien sur le sens ultime de la Parabole, mais on saurait au moins qu’il y avait de l’hébreu derrière notre texte grec. On ne capte toujours pas bien, mais on a une information sur la nature du signal. On capte au moins une petite musique, même si on n’a toujours pas d’image. Cette petite musique, c’est celle qui sert de leitmotiv aux Evangiles: L’idée c’est que les juifs n’ont pas la force d’aller jusqu’au bout de l’idée messianique. Ils sont grands au début, mais ils ont un problème avec la fin (des temps). C’est le message central de notre parabole double: c’est nul de commencer et de ne pas finir.
Puisque nous en sommes aux jeux de sonorités, on pourrait peut-être mettre l’accent sur l’idée d’achèvement: Est-ce que par hasard l’hébreu originel ne faisait pas de jeux de mots sur l’idée de « ne pas pouvoir achever » ? J’aurais pour ma part tendance à le penser, mais j’hésite entre deux rétroversions. Une rétroversion séduisante serait: lo yukhal lekhalot pour rendre la nullité du bâtisseur de Tour. Voilà un homme qui a commencé de bâtir et il n’a pu achever! Sous cette phrase il devait y avoir quelque chose comme: hine ish asher hitHil libnot velo yukhal lekhalot. Le jeu de sonorité de la fin de ce verset est évidemment humoristique : pour rendre cela en français il faudrait une phrase absurde du type: il n’arrive pas à arriver, ou il n’en finit pas de finir.
Mais achever c’est aussi le-shalem, terme qui nous convient aussi très bien. D’ailleurs pourquoi choisir? Peut-être est-ce ce double registre qui aurait justifié une double parabole ? Allez savoir ! Le-shalem nous convient parfaitement car on est dans un mashal comme vous l’aurez constaté, et qu’il faut maintenant passer à la caisse pour régler les dépenses de la Tour (leshalem= payer) ou demander la paix (shalom). La paix ou le messie. Car shalom a la même valence que le messie.
Quand on utilise la Parabole, le risque, on l’a vu, c’est de connaître des problèmes de réception. Par exemple dans notre cas: comment être sûr que notre Parabole va être comprise comme faisant allusion à l’idée messianique ?
– D’abord en livrant le mode d’emploi de la Parabole. Ici l’utilisateur a été averti: que celui qui a des oreilles entende (Lc 14, 35) On sait que l’acronyme du début de cette phrase mi-sheyeshlo oznayim lishmo’a… donne précisément le mot mashal. Ensuite certains termes de la Parabole doivent faire allusion au messie. Cela ne devrait pas être très difficile à obtenir, puisque selon les Chrétiens toute la Bible ne parle que du messie. Si j’étais exégète, je me demanderais par exemple si, dans notre cas, le vocabulaire utilisé (lo yukhal: il ne peut pas) n’est pas une allusion au langage utilisé lors de l’épisode de la Faute des Explorateurs qui est lu par le midrash comme renvoyant au refus de l’idée messianique. En Nombres 13,31 les mauvais Explorateurs disent en effet: Nous ne pouvons pas (lo nukhal) marcher contre ce peuple, car il est plus fort que nous. A quoi le bon explorateur Caleb (valence 52) répond: Il faut marcher et conquérir ce pays : nous en sommes capables.(ki yakhol nukhal).
Vous aurez remarqué que cette forme verbale du « pouvoir/achever » est disposée partout dans notre Parabole. Par exemple au début, où on nous explique que celui qui ne hait pas etc… ou ne porte pas etc… ne peut pas (lo yukhal) être mon disciple.
On me signale que lo yukhal לא יוכל vaut 52, nous sommes en quelque sorte cernés par le hasard
ou alors le texte est très construit
Mais dans ce cas une seule parabole suffirait. Celle de la Tour par exemple. Pourquoi redoubler le mashal avec une nouvelle parabole, celle des deux rois qui s’affrontent? Nous avons vu, par exemple dans le Midrash Rabba sur Ruth, que la controverse entre disciples des Sages est comparée dans le midrash juif aux arts martiaux. Le mashal des Deux Rois évoquerait alors l’idée que le judaïsme messianique a deux fois plus d’arguments que le courant non-messianique et que donc ce dernier devrait rendre les armes : demander la paix c’est en effet demander le messie. Ce ne sont pas les textes chrétiens qui nous l’apprennent mais des textes juifs (shalom be-gematria ze mashiaH). La seconde Parabole dirait en quelque sorte: Vous feriez mieux de renoncer (la peshitta sur ce verset utilise le verbe shabaq) et demander/rechercher (le-baquesh) le messie.
La notion de haine qui nous semblait si étrange au début de notre parabole devait, normalement elle-aussi, conduire l’auditeur vers le thème messianique via ce verset de Michée:
Car le fils insulte le père, la fille se dresse contre sa mère, la belle-fille contre sa belle-mère, chacun a pour ennemis les gens de sa maison (Mi 7,6)
Isaïe comme Michée prophétisent en effet qu’à la fin des temps, on se haïra les uns les autres dans chaque famille. Il s’agit tout simplement de l’idée que le messie arrivera au comble de l’impiété. Il resterait encore bien des détails à régler pour que cette Parabole double puisse nous permettre de recevoir un message clair, mais il faudrait pour cela que nos exégètes passent beaucoup plus de temps sur les toits.
On vérifie au moins ici l’idée que la Parabole n’est jamais gratuite.