Simon le mage : sa vie, son œuvre
Simon le mage : sa vie, son œuvre.
Le passage que nous allons lire semble faire état d’événements historiques. On a même fait de ce Simon, le père de toutes les hérésies, et même de la Gnose. Cependant, pas plus que Paul, Simon, qui en est la caricature, n’est historique. C’est un artefact midrashique.
Le lecteur un tant soit peu familiarisé avec l’hébreu et les procédés midrashiques, s’aperçoit vite que tout ce passage est construit sur la proximité sonore des termes shekhem (Sichem, c’est-à-dire Samarie, mais aussi “épaule”) semikhut (imposition des mains) et mekhes (redevance, prélèvement, et métaphoriquement “circoncision”)
Ac 8,3 – Quant à Saül, il ravageait l’Église ; allant de maison en maison, il en arrachait hommes et femmes et les jetait en prison. 8,4 – Ceux-là donc qui avaient été dispersés s’en allèrent de lieu en lieu en annonçant la parole de la Bonne Nouvelle. 8,5 – C’est ainsi que Philippe, qui était descendu dans une ville de la Samarie, y proclamait le Christ. 8,6 – Les foules unanimes s’attachaient à ses enseignements, car tous entendaient parler des signes qu’il opérait, ou les voyaient. 8,7 – De beaucoup de possédés, en effet, les esprits impurs sortaient en poussant de grands cris. Nombre de paralytiques et d’impotents furent également guéris.. 8,9 – Or il y avait déjà auparavant dans la ville un homme appelé Simon, qui exerçait la magie et jetait le peuple de Samarie dans l’émerveillement. Il se disait quelqu’un de grand, 8,10 – et tous, du plus petit au plus grand, s’attachaient à lui. » Cet homme, disait-on, est la Puissance de Dieu, celle qu’on appelle la Grande. » 8,11 – Ils s’attachaient donc à lui, parce qu’il y avait longtemps qu’il les tenait émerveillés par ses sortilèges. 8,12 – Mais quand ils eurent cru à Philippe qui leur annonçait la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom de Jésus Christ, ils se firent baptiser, hommes et femmes. 8,13 – Simon lui-même crut à son tour ; ayant reçu le baptême, il ne lâchait plus Philippe, et il était dans l’émerveillement à la vue des signes et des grands miracles qui s’opéraient sous ses yeux. 8,14 – Apprenant que la Samarie avait accueilli la parole de Dieu, les apôtres qui étaient à Jérusalem y envoyèrent Pierre et Jean. 8,15 – Ceux-ci descendirent donc chez les Samaritains et prièrent pour eux, afin que l’Esprit Saint leur fût donné. 8,16 – Car il n’était encore tombé sur aucun d’eux ; ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus. 8,17 – Alors Pierre et Jean se mirent à leur imposer les mains, et ils recevaient l’Esprit Saint. 8,18 – Mais quand Simon vit que l’Esprit Saint était donné par l’imposition des mains des apôtres, il leur offrit de l’argent. 8,19 – » Donnez-moi, dit-il, ce pouvoir à moi aussi : que celui à qui j’imposerai les mains reçoive l’Esprit Saint. » 8,20 – Mais Pierre lui répliqua : » Périsse ton argent, et toi avec lui, puisque tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent ! 8,21 – Dans cette affaire il n’y a pour toi ni part ni héritage, car ton cœur n’est pas droit devant Dieu. 8,22 – Repens-toi donc de ton mauvais dessein et prie le Seigneur : peut-être cette pensée de ton cœur te sera-t-elle pardonnée ; 8,23 – car tu es, je le vois, dans l’amertume du fiel et les liens de l’iniquité. » 8,24 – Simon répondit : » Intercédez vous-mêmes pour moi auprès du Seigneur, afin que rien ne m’arrive de ce que vous venez de dire.
Juste avant que Paul ne se convertisse, alors qu’il est encore entre deux massacres de chrétiens, notre passage fait surgir son double : Simon. Il s’agit d’opposer les deux figures, et de faire ressortir le mérite de Paul. Paul est, il est vrai, un persécuteur ; mais, du moins, il se convertira. Tandis que la conversion de Simon n’est pas sincère. Sous couvert de Samaritains hérétiques, il est question ici de polémique avec les Juifs. Le texte commence par rappeler les succès des Chrétiens. Mais ces succès vont engendrer, refrain habituel, la jalousie des Juifs. Cette jalousie se nourrit de l’idée d’antériorité des Juifs. Ceux-ci sont déjà en place, « installés ». L’establishment, en quelque sorte.
Les Juifs sont ici décrits, à travers Simon, comme des orgueilleux, ils croient être des « grands », alors qu’ils sont, eux-mêmes, semblables aux païens. Simon est, en somme, l’inverse de Paul, qui, au moins après sa conversion, abandonnera sa grandeur, pour se faire petit (paulus en latin). À travers le peuple de Samarie, on vise ici les Juifs, car les Samaritains étaient le type même de l’hérésie religieuse. Samarie permet ici de rendre présent le signifiant (absent dans le texte) de Sichem (shekhem en hébreu, la ville de Sichem, autre nom de Samarie) car shekhem, c’est l’épaule, de laquelle roi Saül dominait le peuple. C’est à nouveau une allusion à la « grandeur » de Saül, et à travers lui, à l’orgueil des Juifs.
Simon est un mage. On sait que ce terme est associé en général aux païens. Effet de surdétermination, ou de saturation, du midrash. Les Juifs sont donc eux-mêmes des païens, des hérétiques, des impurs, et des orgueilleux. C’est pourquoi, chez Justin, Simon est affublé d’une Hélène (une grecque, donc une païenne) qui est, de plus, une prostituée. Sous ce pilonnage sémantique, on finira bien par comprendre que les Juifs se prostituent parmi les païens.
Simon est lié, dans notre passage, à l’argent. C’est qu’il était déjà lié à la vente, du fait de l’épisode de la vente de Joseph. Le midrash passe d’un Simon à l’autre, sans état d’âme. Il ne s’agit plus de notre mage, mais du frère de Joseph. Simon veut acheter l’exousian (le pouvoir du Saint esprit). exousian traduit sans doute un mot hébreu de la racine ptr (libérer).
Les miracles de Philippe sont en effet liés à la libération. Il libère les païens de l’idolâtrie (et les Juifs de la Loi lourde des Rabbins). Simon lie la semikhut (imposition des mains) au mekhes (circoncision, redevance). Il se trompe d’imposition en quelque sorte.
La réponse de Pierre : “tu as cru acheter le don de Dieu à prix d’argent”, signifie que les païens sont rachetés gratuitement, qu’ils n’ont pas besoin de fournir une contrepartie pour être libérés (la circoncision par exemple). Tout simplement.
À aucun moment, dans cette histoire, il n’y a eu le moindre Samaritain, ni le moindre Gnostique à l’horizon. Le midrash lit simplement la Bible, et parfois il tombe sur de curieux passages. Il y lit par exemple qu’un jour, un certain Simon s’est trouvé particulièrement impliqué dans une ruse sanglante, au détriment d’un certain Sichem, ruse ourdie au moyen de la circoncision. Cela se passe en Gn 34. Dans ce récit, la question est la suivante: à quelle condition les Juifs et les païens peuvent-ils vivre ensemble et ne faire qu’un seul peuple ? Simon impose une condition : la circoncision. Les païens acceptent.
C’était une ruse. La circoncision les affaiblit temporairement. Simon et Lévi les massacrent, en profitant de leur état de faiblesse. Saül agira d’une manière aussi brutale avec les Gabaonites. Simon est supposé agir par zèle, et punir le rapt de sa sœur, mais lui-même rapte Joseph. C’est pourquoi, il est mis en rapport avec Saül. Ce dernier avait chassé les voyantes du royaume, puis il alla en consulter une. Dans le midrash, le temps et l’histoire n’existent pas. On n’en finit donc jamais de régler de vieux comptes.
Il semble que Mt 17, 24 traite également de la circoncision, sous couvert de “redevance” au Temple :
Mt 17. 24 – Comme ils étaient venus à Capharnaüm, les collecteurs du didrachme s’approchèrent de Pierre et lui dirent : » Est-ce que votre maître ne paie pas le didrachme ? » – 17. 25 – » Mais si « , dit-il. Quand il fut arrivé à la maison, Jésus devança ses paroles en lui disant : » Qu’en penses-tu, Simon ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts ? De leurs fils ou des étrangers ? » 17. 26 – Et comme il répondait : » Des étrangers « , Jésus lui dit : » Par conséquent, les fils sont exempts. 17. 27 – Cependant, pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l’hameçon, saisis le premier poisson qui montera, et ouvre-lui la bouche : tu y trouveras un statère ; prends-le et donne-le-leur, pour moi et pour toi. «
Nous vérifions à nouveau qu’un Simon, fût-il Simon-Pierre (Mt 17,27), ou ici, Simon le mage, doit toujours, être lié au piège, à l’hameçon, à l’argent et à la circoncision.
On peut sans doute rapprocher ce passage de celui de la pécheresse pardonnée. Dans les deux cas, on aurait une critique d’une certaine théorie de la rétribution. Judas entend bien que les bonnes actions (les “œuvres”) soient rétribuées. Simon pense que la loi est source de pouvoir, pouvoir qu’il est prêt à acheter. Dans les deux cas, on oppose la gratuité du don de Dieu à un certaine conception de la rétribution, présentée, pour les besoins de la polémique, comme un échange.
Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI