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La belle-mère de Pierre

 La belle-mère de Pierre

Dans l’Evangile selon Matthieu, immédiatement après l’épisode du Centurion, l’histoire de la guérison de la belle-mère de Pierre tient en deux versets. Quel est le sens de cette guérison ?

 • Une lecture midrashique

 

Belle comme la lune,
Resplendissante comme le soleil (bara ka-Hama)
Cantique des cantiques 6,10
Que le soleil ne se couche pas sur votre colère
Ephèsiens 4, 26

Dans l’Evangile selon Matthieu, immédiatement après l’épisode du Centurion, l’histoire de la guérison de la belle-mère de Pierre tient en deux versets :

Mt 8, 14 – Étant venu dans la maison de Pierre, Jésus vit sa belle-mère alitée, avec la fièvre.

8,15 Il lui toucha la main, la fièvre la quitta, elle se leva et elle le servait.

Quel est le sens de cette guérison ? Pourquoi vient-elle au décours de la guérison du fils du centurion, épisode dont elle semble faire partie intégrante?

• Remparts.

Si nous en restons au grec de ce passage, il n’y a rien à ajouter : c’est le récit d’une guérison miraculeuse. Si en revanche, on postule une traduction de l’hébreu, alors les choses changent. La proximité phonétique entre les mots hébreux Hama (la chaleur, la fièvre), Hamot (la belle-mère) Heima (la colère, la menace) et Homa (le rempart) signale que nous avons ici à faire à la traduction d’un midrash. Mais lequel ?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agit ici d’une reprise du miracle de Josué à Gabaôn.

Josué dit en présence d’Israël : Soleil, arrête-toi sur Gabaôn, Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que le peuple se fût vengé de ses ennemis. Le soleil se tint immobile (va-ya’amod ha-shemesh) au milieu du ciel et près d’un jour entier retarda son coucher (Jos 10, 12)

Aucun rapport, en français ou en grec, entre une belle-mère qui se lève et un soleil qui reste immobile. En revanche, pour l’hébreu, il y a équivalence des deux expressions. En effet le verbe la’amod signifie à la fois se lever, se tenir debout, cesser de…et rester immobile. Quant au soleil, il peut être rendu par les mots shemesh ou Hama. Il suffit de lire la littérature midrashique et talmudique, les deux expressions y sont équivalentes. En Suka 28a, par exemple, on veut faire l’éloge des élèves de Hillel, certains de ses élèves sont, dit le Talmud, « dignes du fait que le soleil s’arrête miraculeusement pour eux » (comme pour Josué). Le texte dit : she-ta’amod lahem Hama. Hama est donc bien le soleil. Vu le contexte, cette phrase ne pourrait ici être lue : qu’une belle-mère se relève pour eux. En revanche, elle peut fort bien avoir un troisième sens: que la colère divine (l’exil) cesse du fait de leur mérite.
Revenons à notre question initiale. Pourquoi ce miracle de Jésus ? Pour la raison que Jésus est le Josué biblique. Il l’est dans un sens très particulier, et propre au midrash.

va-ta’amod ha-Hama, « le soleil s’arrêta/la belle-mère se leva ».

Voila le sens de notre péricope et ce qu’elle “accomplit” : un miracle de Josué.

Conjectures ? Voyons la manière stéréotypée dont l’histoire se termine dans Marc et Luc :
Le soir venu, quand fut couché le soleil…

Mc 1.29 – Et aussitôt, sortant de la synagogue, il vint dans la maison de Simon et d’André, avec Jacques et Jean. 1.30 – Or la belle-mère de Simon était au lit avec la fièvre, et aussitôt ils lui parlent à son sujet. 1.31 – S’approchant, il la fit se lever en la prenant par la main. Et la fièvre la quitta, et elle les servait. 1.32 – Le soir venu, quand fut couché le soleil,

Lc 4.38 – Partant de la synagogue, il entra dans la maison de Simon. La belle-mère de Simon était en proie à une forte fièvre, et ils le prièrent à son sujet. 4.39 – Se penchant sur elle, il menaça la fièvre, et elle la quitta ; à l’instant même, se levant elle les servait. 4.40 – Au coucher du soleil, etc.

Dans le Midrash Rabba, cette expression « au coucher du soleil » (hébreu : ke-bo ha-shemesh, littéralement : à l’arrivée du soleil) est elle-même codée. En Exode Rabba 50, le midrash nous explique que « ke-bo ha-shemesh » signifie « lors de l’arrivée du messie » en prenant appui sur Malachie 3,20 :

Mais pour vous qui craignez mon Nom, le soleil de justice brillera, avec la guérison dans ses franges

D’où la présence de tous ces gens qui cherchent à toucher les franges du vêtement de Jésus afin de guérir. Ce passage mérite d’être cité intégralement :

Et si vous transgressez ces commandements, je prendrai en gage les deux demeures, comme il est écrit : « Si tu retiens en gage (Havol taHvol) le vêtement de ton prochain » Moïse demanda au Saint béni soit-il : Seront-elles donc aliénées à tout jamais ? – Non, lui répondit-il, (puisqu’il est dit) « tu le lui rendras au coucher du soleil ». C’est-à-dire : lors de la venue du Messie, car il est écrit : Mais pour vous qui craignez mon Nom, le soleil de justice brillera, avec la guérison, etc. (Ml 3, 20). Exode Rabba 50

Dans le midrash, le terme “vêtement” fonctionne comme une métonymie du Temple (à cause notamment des vêtements spéciaux du Grand-Prêtre). Le midrash fait alors agir Dieu selon le principe “mesure pour mesure” : si vous prenez en gage le vêtement de l’indigent, je prendrai en gage le Temple (les deux demeures). C’est un refrain bien connu de la littérature midrashique : c’est à cause d’infractions d’ordre éthique (prendre en gage le minimum vital de l’indigent) que le Temple a été détruit. Ici, il apparaît que cette destruction n’est que temporaire, elle cessera lors de l’arrivée du messie. “Le rempart sera relevé” : ainsi s’exprime le midrash, dans son style imagé et compacté. Personne ne s’étonne de ce que Jésus se mette en colère et menace la fièvre.
Se penchant sur elle, il menaça la fièvre.

En revanche, s’il menace le rempart (Homa = soleil = fièvre = rempart = colère = menace), on a là, par surdétermination, un second miracle de Josué, menaçant, et faisant même s’effondrer, les murailles de Jéricho. Colère et muraille sont associées par exemple en Ez 13, 15 « Quand j’aurai assouvi ma fureur contre le mur… » (ve-kileti et Hamati ba-qir…) le mur menacé étant ici celui de Jérusalem. La prophétie n’est pas seulement menace, elle est en même temps consolation. Si le peuple se repent, le mur sera relevé. C’est pourquoi, il y a un troisième miracle qui est ici accompli simultanément. La belle-mère-Homa qui se relève (Homa = rempart), c’est rien moins que la reconstruction (midrashique) du Temple, censée intervenir effectivement à l’arrivée du messie. D’où le fait que l’épisode se déroule dans la « maison de Pierre ». En effet, Pierre est systématiquement lié dans les Evangiles, à la grande prêtrise, à Aaron ou Caïphe, dont il est le substitut (Céphas/Caïpha). La fin de l’exil correspond par ailleurs, dans le midrash, à la levée de la colère divine (Hama). C’est là une autre détermination importante de notre passage. Notre texte établit donc quelques équivalences : arrivée de Jésus = lever du soleil = venue du messie = belle-mère guérie = muraille relevée = temple reconstruit= fin de la colère divine.

Guérie, la belle-mère « sert » Jésus. Ce détail s’explique par quelques menus jeux de mots : ama (servante) ressemble à Hama (belle-mère) ; shemesh (soleil) sonne comme shamash (servir). Dans le midrash, le soleil, comme tous les astres, est souvent présenté comme un simple serviteur de Dieu, allusion polémique à l’idolâtrie et aux cultes solaires. La peshitta, la version araméenne des Evangiles, utilise d’ailleurs ici, pour « servir », le mot shamash. L’idée de service est amenée par le Temple qui se reconstruit. Le messie vient sauver les Juifs pour qu’ils servent le vrai Dieu, dans le temple reconstruit. On constate que Pierre est toujours lié à la racine du service (shmsh) comme en Mt 26,58: Quant à Pierre, il s’assit avec les valets (shimeshin) ainsi qu’à celle de la chaleur (Ham): Comme ils avaient allumé du feu …Pierre s’assit au milieu d’eux (Lc 22,55) Pierre aussi se tenait là avec eux et se chauffait (Jn 18,18)

Concluons : la belle-mère est alitée car en hébreu tardif, Hamat (dictionnaire Jastrow, p. 476) veut dire prostrée, agenouillée. Elle “sert”, car elle est aussi le soleil (qui est un serviteur) et que le soleil symbolise le messie, qui est lui aussi un serviteur de Dieu. En Ps 10, 4 on rapproche l’idée de service et celle d’ignition:  tu prends…pour serviteurs un feu de flammes. Idée reprise par Hb 1, 7.

Dans cette analyse liminaire d’une guérison-type des Evangiles, nous n’avons pas mis à jour tous les aspects du texte analysé. Malgré sa brièveté, cette péricope comporte de nombreuses ramifications de sens. Il aurait fallu, par exemple, approfondir dans cet article, le rapport entre ce passage et le livre de Ruth, dans lequel il est question d’une belle-mère qui est “relevée” (Noémi) et qui, précisément, comme la belle-mère de Pierre, est épuisée, et reste à la maison sans “servir”. Commenter enfin Ct 6,10 où l’on retrouve notre Hama dans une forme éblouissante. Ct Rabba explique par exemple l’énigmatique: ani Homa (Ct 8,9) je suis un mur, en le référant à Abraham. Et il fait dire à Dieu: s’il reste ferme comme un mur, sur lui je bâtirai le monde. C’est là un autre point de contact avec Pierre (et sur cette pierre, je bâtirais…). Il faut ici affermir le mur (Homa) de Pierre. Voire le guérir. Car, voyez-vous, dans la Bible, même les murs peuvent être malades, de la lèpre notamment. Enfin, ce n’est qu’en rapprochant cette guérison de celle du fils du centurion, que nous pourrons saisir le sens de notre texte, car ces deux guérisons sont liées. Il s’agissait ici, simplement, de mettre en évidence une particularité des péricopes évangéliques : elles sont en général un midrash accomplissant, mieux : multi-accomplissant, des Ecritures (de la Tora). Un passage des Evangiles est produit en cherchant à accomplir plusieurs passages du Pentateuque, des Prophètes et des Hagiographes. C’est cet effet de condensation ou de surdétermination, qui produit un texte nouveau, les Evangiles, qu’il importe, bien que ce soit parfois difficile, de décoder. Les péricopes évangéliques qui contiennent une citation d’accomplissement, sont clairement de nature midrashique. Ces citations sont du type : “ceci advint pour accomplir la parole de tel prophète…”. On a, dans ce cas, un midrash explicite. Les péricopes qui ne contiennent pas de citation d’accomplissement ne sont pas généralement considérées comme des midrashim, mais plutôt comme des faits historiques. Or, nous allons voir que ces péricopes sont, tout comme la guérison de la belle-mère de Pierre, des midrashim implicites. C’est dire que la totalité du texte des Evangiles est un midrash.

• Comment lire le Nouveau Testament ?

L’analyse de la guérison de la belle-mère de Pierre nous conduit à revenir sur la question du statut des textes néo-testamentaires, question qui commande celle de leur sens. Sont-ils, ces textes, des témoignages rapportant des faits historiques ? Sont-ils, comme le pense René Girard, des textes sur la violence ou le désir mimétique ? Sont-ils une collection de logia à caractère sapientiel ? Ou bien sont-ils des midrashim d’un type particulier ? Considérée pendant longtemps avec condescendance, la thèse du midrash revient aujourd’hui au premier plan. Le Nouveau Testament serait, de part en part, un midrash. Dès lors, sa relecture comme tel, réserve quelques surprises. Non seulement toute trace d’historicité se dérobe, mais, avec elle, le sens que des générations de lecteurs croyaient y trouver.Une méthode de lecture doit être jugée sur ses résultats. La lecture midrashique permet-elle de rendre compte des parties les plus obscures du Nouveau Testament ? De faire émerger un sens global et cohérent ? Nous tentons de le démontrer ici sur quelques péricopes. Rappelons les éléments essentiels de cette méthode : le Nouveau Testament est un midrash, juif à l’origine, qui s’est séparé ensuite de la tradition majoritaire du Judaïsme. Les premiers textes chrétiens n’ont rien à voir avec l’histoire, mais avec l’eschatologie. Il convient, avant de lire les textes évangéliques, de rétrovertir le grec vers l’hébreu, puis de les lire comme un midrash. Il est alors possible de faire apparaître, la plupart du temps, un autre texte, bien plus convaincant que le texte manifeste.

Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI

 PS: voici un passage tiré du Pesiqta deRab Kahana 2,5 (en cours de traduction) qui montre une  occurrence du jeu de mots Homa (rempart) Hama (soleil

De Mésha en effet il est écrit : Alors il prit son fils aîné, qui devait régner à sa place, et il l’offrit en holocauste sur le rempart (Homa). Il y eut une grande colère sur les Israélites, qui décampèrent loin de lui et rentrèrent au pays.(2R 3,27). Le mot rempart est écrit de manière défective, il peut être lu Hama : soleil, suggèrent que Mésha sacrifia son fils au soleil.