Tous nos vœux
Tous nos vœux
Michel Steiner, Psychanalyste et romancier vient de publier un essai passionnant : Le Kol Nidré : Etude psychanalytique d’une prière juive. Editions “Hors commerce” (HC ). ISBN 978-2-91528674-8 (12 euros). A l’occasion de la sortie de ce livre l’auteur a bien voulu nous accorder l’interview que nous reproduisons ici.
Maurice Mergui: Michel Steiner, vous venez de publier un essai passionnant intitulé “Kol Nidré, étude psychanalytique d’une prière juive”. Pourriez-vous tout d’abord nous retracer l’itinéraire qui vous a conduit à vous intéresser à cet obscur fragment de liturgie?
Michel Steiner: C’est au hasard de mes lectures, alors que je préparais une conférence sur l’humour juif, que je suis tombé sur le texte plutôt décapant –et même subversif- du Kol Nidré. « Nos vœux ne sont pas des vœux, nos serments ne sont pas des serments, nos jurements ne sont pas des jurements, nos promesses ne sont pas des promesses… » Quel ne fut pas mon étonnement en lisant cela. Cet étonnement est monté d’un cran lorsque j’ai découvert que dans la tradition ashkénaze, à la différence de la tradition séfarade, les vœux et serments étaient annulés par avance, autrement dit avant même d’avoir été prononcés. J’ai alors cherché à comprendre ces énigmatiques lignes et lu les explications et analyses de talmudistes, historiens du judaïsme et psychanalystes. Et là, (encore!) je suis allé de surprise en surprise : si tous faisaient preuve d’une imagination fertile, à chaque fois que je finissais un de leurs écrits, j’avais le sentiment que quelque chose d’important restait dans l’ombre.
Maurice Mergui: Ce qui vous étonne dans le rituel du Kol Nidré c’est qu’il contrevient à plusieurs dispositions du Pentateuque, mais aussi qu’il est en soi totalement “immoral” en quelque sorte… Et que tout le monde s’en accommode ou fait comme s’il n’y avait rien d’anormal. On n’est pas loin du conte d’Andersen : il faut être un peu innocent pour relever l’incongruité du Kol Nidré, et dire “ tiens, le roi est nu”.
Michel Steiner: Le Kol Nidré semble en effet transgresser deux des Dix Commandements : le troisième et le neuvième. Je dis « il semble transgresser » car si les Juifs ont pu psalmodier le Kol Nidré, c’est bien qu’ils ne s’en sont jamais tenus à son sens obvie, comme s’ils savaient depuis toujours que cette prière ne dit pas ce qu’elle dit. (il est des exégètes pour affirmer (à tort) que c’est une formule et non une prière.)
Maurice Mergui : Vous avez donc enquêté sur ce qui avait pu être écrit sur le Kol Nidré. Avant d’aborder ces différentes explications, une remarque: le nombre de ceux qui ont réalisé qu’il y avait un problème avec le Kol Nidré n’est pas bien grand. Est-ce que, dans ces cas-là, cet étonnement dont vous parlez n’est pas en quelque sorte redoublé par l’étonnement face au faible nombre de gens qui finalement ont été “étonnés” par ce texte ?
Michel Steiner: « Faible nombre de gens étonnés. » Que les Juifs puissent réciter une telle prière n’a jamais étonné les autorités religieuses chrétiennes. Elle les a même confortés dans l’idée que si les Juifs pouvaient déduire le Kol Nidré du Talmud, alors le Talmud était indéniablement l’œuvre de sectateurs pervers et d’hérésiarques. On peut lire cela. Au fil des siècles, les Juifs furent régulièrement accusés de renier leurs serments au moyen du Kol Nidré. On n’imagine pas à quel point cette prière a alimenté la passion antijuive des instruits. Voilà pour les chrétiens. Quant aux érudits juifs, ils ont été nombreux à critiquer, et même très violemment, le Kol Nidré. (A ce sujet je vous renvoie à l’article de Delphine Horvilleur « Controverses rabbiniques » Revue du mouvement juif libéral de France de septembre 2007) Au IXe siècle, Amram Gaon (la plus haute autorité juive de l’époque), déclara que cette prière « était une coutume stupide ». Bien plus tard, au XIXe siècle, le Kol Nidré manqua de peu d’être ôté de la liturgie, ce que fit le judaïsme réformé de 1884 à 1961. Enfin, aujourd’hui encore, nombre d’érudits s’appliquent à démontrer que le Kol Nidré ne dit pas ce qu’il dit afin d’en atténuer la portée. La visée est double: justifier qu’il ait sa place dans la liturgie et du même coup calmer la haine qu’il suscite encore -mais souterrainement- chez les Goyim. Le Kol Nidré a été une intarissable source de haine pour les antijuifs éduqués, et ces derniers de solides cautions pour le nombre, entendez la soldatesque antisémite. Au fil des siècles, les Juifs ont payé durement d’avoir maintenu contre vents et marées le Kol Nidré dans leur liturgie. Cette prière, pour en avoir perdu la signification originelle, a été une vraie peste pour les Juifs, et de la peste, hélas pour le nombre, il n’est nul besoin d’en savoir quelque chose pour en mourir.
Maurice Mergui: Parmi les auteurs qui se sont penchés sur le Kol Nidré, il en est un qui a retenu votre attention car c’est un des pionniers de la Psychanalyse, je veux parler de Theodore Reik. Que dit-il sur ce rituel, et que pensez-vous de l’analyse de Reik ?
Michel Steiner: L’étude de Reik est de loin la plus documentée et la plus consistante qu’il m’ait été donné de lire. Son ouvrage, Le rituel, psychanalyse des rites religieux, publié en 1919, est préfacé par Freud. Ses recherches, tant talmudiques qu’historiques, sont remarquables. Il passe au crible toutes les interprétations, les décortique et les analyse avec une rigueur sans failles. Alors qu’il avait collationné tous les éléments qui auraient dû lui permettre de solutionner cette énigmatique prière, il rate son objectif et se montre incapable de conclure. Pourtant, la solution était là, sous ses yeux, et il la néglige. Reik passe à côté de la signification originelle du Kol Nidré tout en expliquant parfaitement pourquoi cette signification s’est perdue. Il est impossible de résumer l’analyse de Reik sans profondément altérer sa finesse et son mordant. Mais pour ne pas totalement éluder votre question, je vous livre une condensation extrême de ce que Reik avance (ainsi que Karl Abraham qui commente l’édition de 1929 de Rituel). « La conscience religieuse, oppressée par le sentiment de n’avoir pas honoré tous ses engagements solennels, imagina une formule générale de dispense… ». Voilà, une histoire d’abaissement de la tension psychique. Si je vous disais que cette idée est de Reik, de Karl Abraham ou de Freud, cela ne vous étonnerait pas. Et bien non ! Cette phrase faramineuse (et séculaire) est tirée de la Jewish Encyclopaedia. Plus freudien que ça…
Maurice Mergui: Vous vous êtes intéressé à tous les “détails” qui touchent au Kol Nidré et notamment à ce hiatus qui existe entre d’un coté la discrétion dont on entoure le Kol nidré et la destinée musicale incroyable qu’a connu ce “bout de rituel”
Michel Steiner: On ne peut que s’étonner qu’un texte de facture juridique, qu’un texte aussi sévère et glacé que le Kol Nidré soit accompagné d’une mélodie à fendre l’âme. « Nos vœux ne sont pas des vœux, nos serments ne sont pas des serments, nos jurements ne sont pas des jurements, nos promesses ne sont pas des promesses… » voilà qui n’est pas très poétique, ce n’est ni du Verlaine ni du Baudelaire. Reik écrit au sujet de cette mélodie qu’elle exprimerait l’angoisse, laquelle serait la conséquence du désir de rébellion contre la Loi, désir dont le Kol Nidré, si l’on s’en tient à son sens obvie, rend manifestement compte. Reik se trompe sur un point : loin d’exprimer l’angoisse, la mélodie du Kol Nidré a pour fonction de la susciter. Dans quel but ? Celui de charger le contenu manifeste de cette prière d’une gravité et d’un caractère mystérieux qu’on ne saurait littéralement lui trouver. Avec cette mélodie, on introduit du signifiant (au sens lacanien : ce qui ouvre à la signification) -et le plus ouvert qui soit- dans un signifié (la signification) tout bonnement irrecevable. Alors on ne peut que penser : si le Kol Nidré devait dire ce qu’il dit stricto sensu, serait-il psalmodié sur un air aussi poignant et en tenue de deuil ? Au risque de n’avoir pas été convaincant, je ne puis, dans ce cadre, développer davantage. La mélodie du Kol Nidré n’est qu’un élément d’un tout complexe, et en traiter isolément est très réducteur.
Maurice Mergui: Quel est l’élément qui vous a permis de vous faire votre propre jugement sur le Kol Nidré.
Michel Steiner: Une phrase. Une phrase du Talmud relevée entre autres auteurs par Reik mais qu’étonnement aucun d’eux n’a exploité. La voici : « Qui fait des vœux est un pêcheur et un blasphémateur, même s’il les respecte. »
Maurice Mergui: pouvez-vous nous résumer ici votre position sur le Kol Nidré ?
Michel Steiner: Résumer oui, démontrer avec rigueur, non. Il me faudrait pour cela reprendre et analyser comme je l’ai fait dans mon essai tous les différents aspects du Kol Nidré. Brièvement, donc. Avant que la signification du Kol Nidré ne se perde -et nous savons avec certitude que tel est déjà le cas au IXe siècle- le Kol Nidré permettait aux Juifs de parler au futur, de dire « demain je ferai… », de fixer un simple rendez-vous, de dire : « le mois prochain je… je te promets de… » sans totalement blasphémer. Le Kol Nidré soulageait d’un poids que l’on peut aisément se représenter lorsqu’on entend discuter des musulmans : un futur, un rendez-vous, l’évocation d’un lendemain, un « Inch Allah ».
Le blasphème consiste à s’engager dans le temps, à parler au futur.
« Demain », pour les hommes les plus pieux, n’appartient qu’à Dieu, et promettre, jurer que demain, après-demain… c’est s’attribuer une toute-puissance n’appartenant qu’au Créateur. Voilà résumée, hélas sans démonstration, ma conclusion.
Maurice Mergui: Il est évidemment impossible de résumer ici l’ensemble de votre enquête puisqu’elle va de Justinien à…Ouaknine. Dans cette revue, nous sommes très sensibles au terme d’enquête, car “enquête” est le sens du mot midrash. Est-ce que l’enquête sur le Kol Nidré vous semble terminée ?
Michel Steiner: En ce qui me concerne, oui. J’ai bien quelques petits ajouts en tête, forcément… « Terminé », le débat serait-il clos ? Pour finir sur une note amusante et joueuse, je vous livre cet aphorisme ashkénaze, une énigme à résoudre : « Lorsque deux Juifs discutent, c’est trois opinions qui s’affrontent. »
Maurice Mergui: Michel Steiner, je vous remercie d’avoir accordé cette interview au « Champ du Midrash ». Je ne doute pas que votre essai provoquera pas mal de discussions parmi les lecteurs de notre revue.
Le texte du Kol Nidré
בִּישִׁיבָה שֶׁל מַעְלָה. וּבִישִׁיבָה שֶׁל מַטָּה. עַל דַּעַת הַמָּקום בָּרוּךְ הוּא. וְעַל דַּעַת הַקָּהָל הַקָּדושׁ הַזֶּה. אֲנַחְנוּ מַתִּירִין לְהִתְפַּלֵּל אֶת הָעֲבַרְיָנִין:
וכל הקהל עונים ביחד בקול רם:
כָּל נִדְרֵי. וֶאֱסָרֵי. וּשְׁבוּעֵי. וְנִדּוּיֵי. וַחֲרָמֵי. וְקוּנָמֵי. וְקוּנָחֵי. וְקוּנָסֵי. דִּי נְדַרְנָא. וְדִי נִנְדַּר. וְדִי אִשְׁתְּבַעְנָא. וְדִי נִשְׁתְּבַע. וְדִי נַדֵּינָא. וְדִי נְנַדֵּי. וְדִי חֲרַמְנָא. וְדִי נַחֲרִים. וְדִי אֲסָרְנָא עַל נַפְשָׁתָנָא. וְדִי נֶאְסַר
. מִיּום הַכִּפּוּרִים שֶׁעָבַר עַד יום הַכִּפּוּרִים הַזֶּה שֶׁבָּא עָלֵינוּ לְשָׁלום
. וּמִיּום הַכִּפּוּרִים הַזֶּה עַד יום הַכִּפּוּרִים שֶׁיָּבא עָלֵינוּ לְשָׁלום.
נִדְרָנָא לא נִדְרֵי. וּשְׁבוּעָנָא לָא שְׁבוּעֵי. וְנִדּוּיָנָא לָא נִדּוּיֵי. וַחֲרָמָנָא לָא חֲרָמֵי. וֶאֱסָרָנָא לָא אֱסָרֵי.
כֻּלְּהון אִתְחָרַטְנָא בְהון. יְהֵא רַעֲוָא דִּי יְהון שְׁבִיתִין וּשְׁבִיקִין. לָא שְׁרִירִין וְלָא קַיָּמִין. וְנִסְלַח לְכָל עֲדַת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל וְלַגֵּר הַגָּר בְּתוכָם, כִּי לְכָל הָעָם בִּשְׁגָגָה: