Le degré zéro de l’herméneutique
Le degré zéro de l’herméneutique
Le pape Benoît XVI a publié l’été dernier un livre nommé Jésus de Nazareth. Des médias considérés comme intellectuels (Le Monde, Le Nouvel Observateur) y ont consacré des dossiers. Qu’a-t-on constaté ?
Un défilé niais d’approbations, censé être pimenté par la présence d’un »libertin » (Sollers), d’un »agnostique » (Luc Ferry), d’un »protestant » (Daniel Marguerat). De même, pour Noël, les magazines ont regorgé de dossiers sur la vie de Jésus, leur suprême audace consistant à affirmer ce qu’ils croient être le nec plus ultra de la recherche : distinguer le »Jésus de l’histoire », et le Christ de la foi. Bref, la »démythologisation » des années 1930 comme nouveau lieu commun, acceptée sans discussion, alors même qu’elle enferre dans une impasse, comme si on cherchait le tombeau du petit Chaperon rouge.
Jamais les journalistes ne disent ces vérités élémentaires de la sociologie : que l’immense majorité de ceux qu’ils présentent comme »experts » sont d’abord et avant tout des employés d’institutions d’Église. Attention, il ne s’agit nullement de suspecter leur bonne foi, de dénoncer la manipulation, comme le font les officines libre-penseurs criant au complot. Il s’agit seulement de dire clairement que, dans nos pays, l’immense majorité des chercheurs sur le christianisme sont des croyants, qui, par simple bon sens psycho-social, ne peuvent mettre en doute une »vérité », la croyance à l’existence historique de Jésus, dont l’absence les détruirait psychiquement, affectivement, socialement. Des média, fort attrayants, comme Le Monde des religions, bien loin d’être »neutres », donnent la parole à des professeurs d’université, certes, mais presque tous croyants (et pour cause).
Et pour cause, car les non-croyants ne s’intéressent pas aux textes bibliques.
Loisy (personne, hors spécialistes, n’a salué sa mémoire, condamné, exclu, par le pape de 1907), Las Vergnas, Raymond Fau sont introuvables en librairie, difficilement en bibliothèques, inconnus du grand public (et même Albert Schweitzer, qui affirmait en 1906 que Jésus était une figure créée par la foi, n’a jamais été traduit en français !). De même est introuvable Bernard Dubourg, édité pourtant par Gallimard. Je cite là des travaux qui n’ont rien de commun dans leurs méthodes et leurs résultats, si ce n’est un travail sérieux sur les textes, en dehors de toute croyance à une quelconque historicité.
Remarquez comment toujours revient la petite phrase qui protège soigneusement toutes les discussions de la »dérive » : « il est bien entendu, aux yeux de tous les savants sérieux, que personne ne met en cause l’existence réelle de Jésus ». Et il est à craindre que le »dialogue inter-religieux », ne renforce cette approche qui semble aller de soi, que des textes puissent être »divins », »révélés », »inspirés » !
On se souvient de la rengaine que Pasteur a entendu pendant toute sa vie : il est évident qu’il y a « génération spontanée ».
• Comprendre le Christ comme personnage de papier, c’est-à-dire comme œuvre remarquable du génie humain
De même que nous comprenons facilement, grâce au remarquable livre de Mireille Huchon (Louise Labé, une créature de papier, Droz, 2006) comment les poèmes dits de Louise Labé sont issus au XVIe siècle d’un groupe passionné de littérature, de même que le Père Dominicain Mandonnet avait montré avec des arguments fort convaincants que la Béatrice de Dante n’avait d’autre identité que d’être la figure personnifiée de la vocation religieuse (Mandonnet, Dante le théologien, 1935), de même que Glen W. Bowersock a pu rappeler récemment combien à l’époque du Christ la »fiction comme histoire » était un genre littéraire (Le »mentir-vrai » dans l’Antiquité, Bayard, 2007), de même que j’ai pu montrer (Philosophie de Rousseau, 3 vol., Aréopage, 2006) comment il n’y avait aucune différence, dans les écrits de Rousseau, entre ouvrages de »théorie » et ouvrages de »fiction » (et cela pour des raisons bien différentes de celles qu’avait pu imaginer Paul de Man, le maître de Derrida) ; de même il faut désormais ouvrir la voie à des travaux qui prennent en compte ce que les orthodoxies et les habitudes, les intérêts et les conventions récusent par principe : l’invention textuelle de la figure de Jésus-Christ par le travail admirable de groupes inconnus, connaissant par cœur la Bible juive et nourris de (mé)connaissance d’autres langues, sans cesse entre jeux de mots et »prise-au-propre » dans une narration, des symboles de la religion précédente. C’est bien parce que Jésus n’a jamais existé que l’invention de sa figure ouvre une telle nouveauté ni littéraire, ni philosophique, ni artistique, ni morale, ni symbolique, mais tout cela à la fois, dans une œuvre qu’il est urgent de rendre à tous les humains.
Cinquante ans après les Mythologies de Roland Barthes, puis après une trentaine d’années de structuralisme, qui allaient sans doute trop loin dans l’exaltation des mécanismes de l’écriture mais qui avaient le mérite de mettre enfin le nez sur la présence du texte, son épaisseur, son fonctionnement, comment comprendre que la pensée occidentale et la pensée française en particulier n’ait pu accéder à une intelligence non morale du texte de la Bible ? Comment ne pas déplorer cette misérable réduction au degré zéro de l’herméneutique ?