Comment entrer dans l’Histoire
Comment entrer dans l’Histoire
Entretien avec Emilio Campari
• Emilio CAMPARI : Nous sommes, au moment où nous parlons, à la veille de Purim. J’ai vu çà et là sur le net, quelques uns de vos articles sur cette fête. Ont-ils eu un écho ?
• Maurice MERGUI: Aucun ! mais rassurez-vous, je m’y attendais.
• Effectivement, j’ai longuement parcouru les sites de tous bords, il n’y a aucun doute: on baigne dans l’historicité pure et dure, ce que vous appelez « l’illusion historique ».
• Absolument. On en est à dater l’année où Esther est devenue reine ou à calculer son âge.
• Cela ne se fait pas. Nous reviendrons si vous le voulez bien à Esther. Je voulais juste faire un parallèle avec vos articles sur Paul. Là aussi, vous avez pratiquement labouré l’ensemble des Actes avec votre « hypothèse midrashique » sans aucun écho. Vous n’êtes pas un peu fatigué de « midrashiser » dans le désert ?
• Pas vraiment. D’abord il reste sans doute quelques passages qui n’ont pas encore été labourés. Ensuite ce travail m’amuse énormément. Quant au fait d’être isolé, cela m’amuse encore plus.
• Ah, çà vous amuse !
• Bien entendu. Cela n’amuse que moi, mais au moins çà m’amuse. Vous êtes certain de l’inexistence de Paul, vous entrez dans une grande librairie, vous voyez sur une immense table (Année Paul oblige) les milliers de titres sur Paul, sur ses « voyages », sa « philosophie », son universalisme, ses problèmes de santé. Vous ne trouvez pas cela amusant ?
• Je sais me contenir ! Que pensez-vous en général du niveau des discussions sur la Toile ?
• Vous voulez dire : sur Paul ?
• Pas seulement. Sur les thèmes dont traite votre revue en général. J’ai vu que vos articles étaient rangés dans la catégorie des théories « mythistes »
• Ne m’en parlez-pas, c’est une catastrophe. On a rarement atteint un niveau aussi débile. Vous pensez si l’hypothèse midrashique a quelque chose à voir avec l’idée de « mythe ». On a vraiment atteint le fond !
• Quelle suite entendez-vous donner à vos articles ?
• C’est là où je voudrais qu’on revienne à Purim, ou plutôt à Esther.
• Je suis toute ouïe.
• J’en suis à me dire que tant que l’on n’aura pas montré comment le judaïsme en est arrivé à « croire » à l’historicité d’Esther (ou de Ruth, si vous voulez) on n’avancera pas d’un pouce.
• Mais comme nous le disions tout à l’heure, il y a encore du travail.
• Tout à fait. Mais si nous arrivons à mettre au jour les mécanismes qui ont produit l’illusion historique relative à Esther, on aura fait un pas de géant.
• Je vois: du genre Aldrin ! Vous devez bien avoir une petite idée sur ces mécanismes ?
• Je pense que ce sont des mécanismes littéraires et langagiers, j’aurais bien aimé intéresser quelques linguistes à mon affaire, mais bon. Je pense qu’il s’est passé exactement la même chose pour les Evangiles que pour Esther. Des textes midrashiques lus en assemblée ont fini par être pris pour de l’histoire.
• Cette approche soulève beaucoup de questions. Car enfin, vous dites vous-même qu’on trouve au sein même de la tradition juive des éléments qui mettent en doute cette historicité, alors qu’on n’a rien de tel dans le christianisme.
• C’est vrai. Mais le Christianisme est devenu très vite une machine de pouvoir qui ne laisse plus aucune place aux débats de type talmudique, genre pilpul.
• Reprenons: Le livre d’Esther n’aurait pas toujours été, dans le Judaïsme, un livre considéré comme historique mais il le serait devenu.
• Je le pense. Vous en trouverez de nombreux exemples dans notre revue en ligne. Par forcément sur Esther, mais par exemple sur Job. Ainsi dans le Talmud de Jérusalem, traité sota, Resh Laqish affirme: Job n’a jamais existé et n’est pas près d’exister. Même chose sur la Reine de Saba: il faut lire selon le Docteur en question, Royaume de Saba et non Reine de Saba. Exit la reine.
• Pourtant bien des événements sont repris dans les livres des Chroniques qui se donnent pour historiques.
• Là aussi, mise en garde du midrash: le livre divre ha-yamim n’a été donné qu’en vue d’élaborations midrashiques.
• Quid des prophètes ?
• Les Prophètes relèvent totalement de l’eschatologie et donc du midrash. Les Prophètes sont toujours lus comme un midrash. La vision des ossements d’Ezéchiel est lue par certains docteurs comme un mashal. En tout cas le débat reste ouvert, car la formule emet mashal haya (vérité parabole était) reste ambivalente. Le livre d’Osée à qui Dieu demande d’aller épouser une prostituée et d’en avoir des enfants est bien évidemment une parabole, un mashal. Quant à Jonas, je n’en parlerai même pas. Seuls quelques fondamentalistes attardés peuvent soutenir que ce livre est historique.
• C’est gentil pour l’Eglise catholique qui soutient mordicus l’historicité de Jonas.
• Oui, mais c’est un cas spécial. L’Eglise ne peut pas, dans ce cas précis, aller contre le « témoignage » de Jésus qui cite Jonas dans les Evangiles. Sans cela, l’histoire de la baleine aurait été plus que difficile à avaler. Habituellement, l’Eglise est tout à fait prompte à traiter certains passages de l’AT de fables ou d’inventions. Sans problème.
• Revenons à Esther.
• En ce qui concerne Esther, le talmud de Jérusalem indique que la megila doit être lue de manière midrashique.
• Et pourtant, selon vous, le rouleau d’Esther a fini par être lu comme Histoire. Pourquoi cela ? Comment est-ce possible ?
• C’est ce sur quoi je travaille actuellement. Mais je n’en suis qu’au stade de l’hypothèse.
• Quelques pistes ?
• Ténues. D’abord le langage. Comment commencent les livres d’Esther ou de Ruth? Comme un récit historique : Au temps d’Assuérus.… Au temps des Juges. Vayehi bime….On n’a plus ici comme dans les Prophètes le verbe être vehaya à l’inaccompli. On passe à l’accompli. L’action n’est plus en train de s’accomplir, elle est terminée. L’illusion historique commence par l’effet-vayehi.
• Vous dites qu’il s’agit de l’effet « performatif » du récit. On va éviter si vous voulez bien d’aborder la question du vav inversif, à chaque fois cela se termine chez moi par un violent mal de tête.
• Rassurez-vous, je n’avais pas l’intention d’aborder cette question. Parmi les 12 petits prophètes, seul Jonas est un livre-vayehi. Continuons notre lecture d’Esther: hu Ahashverosh, c’est cet Assuérus qui regna des Indes à l’Ethiopie…On tente d’ancrer cette « histoire » dans une « géographie ». Curieusement, ce même midrash qui prend la posture de l’histoire et de l’ancrage dans la géographie, se moque royalement de l’histoire, puisqu’il nous parle de légions à propos de la Perse. Ou bien il nous parle de Sanhédrin à l’époque des Juges !
• Donc, selon vous, une des raisons de l’illusion historique, c’est la langue: le pouvoir du » il était une fois…. »
• Pas seulement. Un autre élément, c’est que le livre d’Esther est lu annuellement en Assemblée, alors que le midrash en général ne l’est pas. Enfin la fête de Purim, d’institution rabbinique, va contribuer à conférer l’historicité à Esther. On ne crée pas une fête pour commémorer un midrash. Si on commémore, c’est qu’il y a eu événement.
• Cela tombe sous le sens !
•Le livre d’Esther met en scène son propre « devenir fait d’histoire ». Il fait état de l’écriture de Lettres envoyées à toutes les communautés. C’est le même schéma que l’on retrouve dans les Evangiles. Dans les Evangiles, les subtilités de l’accompli et de l’inaccompli n’ont plus cours. Matthieu n’a même pas besoin de l’effet vayehi, il commence directement par sefer toledot: livre de la généalogie. Matthieu ne se présente pas comme midrash, mais comme divre hayamim, un livre de Chroniques. Matthieu est lu en assemblée. Et la messe ou la Pâque commémorent la mort du messie. Paul écrit des lettres et demande qu’on les lise en Assemblée.
• Et Marc ?
• Marc, Luc et Jean ont tous une sorte de prologue-Genèse marquée par le terme de commencement (reshit ou bereshit) Marc possède un prologue-bereshit (Au commencement) tout comme Jean, mais dès Mc 1,4 on est dans un livre vayehi. Luc malgré son curieux prologue, est un livre-vayehi: Vayehi bime hordos (Et ce fut au temps d’Hérode… Mc 1,5). De même Jean après son prologue (Au commencement était le Verbe) revient au récit: Il y eut un homme (Jn 1,6)
• Les Actes aussi ont un prologue, mais sans Genèse !
• Ce n’est pas sûr. Les Actes commencent par une référence à un « premier livre » (ton proton logon)
• Donc: effets de langage, lecture publique, rite annuel. What else ?
• Esther et les Evangiles ont aussi un autre point commun. Ils témoignent tous deux de la volonté d’ajouter un livre à la bible. C’est aussi le but des Evangiles: continuer la bible, s’ajouter au canon. D’où peut-être cette référence à un « premier livre ».
• Vous dites qu’on a dans Esther une mise en scène de son « devenir fait d’histoire ». Que voulez-vous dire?
• Un curieux passage du traité megila fait état du dire d’un certain R. Samuel bar Yéhuda : Esther a envoyé dire aux Sages: Fixez-moi pour les générations futures. Les Sages lui envoyèrent dire : Tu susciteras des sentiments violents contre nous parmi les nations. Elle leur envoya alors dire : (de toutes façons) je suis déjà inscrite dans le livre des Chroniques des rois de Perse et de Médie. Esther impose une historicité par un coup de force logique. Car ce livre des Chroniques des rois de Perse n’existe que dans le livre d’Esther (Est 10, 2). C’est une auto-référence. Il y a aussi l’ambigüité du mot davar.
• A savoir ?
• davar en hébreu est à la fois le mot et le fait En hébreu on passe facilement des mots aux faits. Dans la bible on trouve très souvent la phrase: AHaré ha-devarim ha-elé, qui est toujours traduite par: après ces événements, alors que devarim ce sont aussi les paroles. On a donc une sorte de circularité: En Est 9, 29 Esther écrit une lettre et au verset suivant elle écrit des lettres (sefarim, litt: des livres) pour que les juifs accomplissent (leqayem) la fête de Purim. Au verset suivant, on a
Ainsi le « maamar » d’Esther accomplit les paroles des Purim et cela fut écrit dans un livre (sefer) (Est 9, 32)
La lettre-récit est écrite pour accomplir (le-qayem ma shenemar) un davar (une parole), ce récit devient ensuite vrai, les devarim (paroles) deviennent des faits (devarim) et ces faits confirment les paroles. On part d’un texte écrit et on aboutit à un texte écrit. On est bien dans la logique du midrash: production du texte par le texte. Cet envoi de lettres est double. Il est redoublé.
La reine Esther, fille d’Abihayil, écrivit avec toute autorité pour donner force de loi (leqayem, pour accomplir) à cette seconde lettre…
Encore une auto référence: Esther écrit une 2e lettre pour « accomplir »… cette 2e lettre. Pourquoi Mardochée et Esther doivent-ils envoyer des lettres ? D’abord pour annuler celles d’Assuérus. Assuérus avait en effet lui-aussi envoyé des lettres
Assuérus envoya des lettres (sefarim) à toutes les provinces de l’empire, à chaque province selon son écriture et à chaque peuple selon sa langue, afin que tout mari fût maître chez lui. (Est 1, 22)
Ces lettres du « Roi » étaient des décisions imprescriptibles et condamnaient les Judéens. Les nouvelles lettres portent en hébreu les noms de sefer (valence 52, pluriel: sefarim) et igeret (pluriel: igrot valence 52). Elles sont donc des équivalents du messie. Esther est un proto-évangile. L’intercession d’Esther annule le décret divin.
• Esther, un proto-évangile ? C’est un scoop !
• Dans le sens où le midrash chrétien reprendra le schéma qui est à l’œuvre dans le livre d’Esther: Dieu avait condamné Israël et son décret était sans appel. Seul l’intercession du messie peut annuler le décret de mort.
• Le décret du « Roi » ?
• Exactement. Et c’est là où le midrash chrétien va intervenir. Les lettres de Mardochée et d’Esther ne sont pas seulement destinées à annuler les sefarim (lettres/livres) d’Assuérus. Elles sont destinées à annuler d’autres malédictions contenues dans un livre (sefer). Lequel ? Le midrash Rabba sur Esther nous en donne un indice dès l’ouverture de ce midrash :
D’avance la vie te sera hasardeuse, Tu seras dans l’effroi jour et nuit, Sans pouvoir croire en ta vie (Dt 28, 66).
Il s’agit du Deutéronome et de ses malédictions. Le midrash chrétien reprendra cette idée à la lettre: Israël n’est pas arrivé à observer la loi, or celle-ci prévoyait, dans ce cas, une malédiction. Donc la loi même nous a maudit. Seul le messie peut nous racheter.
• Dans Esther, c’est différent !
• Bien entendu. Esther n’est pas un midrash chrétien, c’est encore un midrash juif. Il n’y a pas de passage à la limite. Dans Esther, on réactive l’alliance du Sinai. Les juifs accomplissent et reçoivent (qiyemu veqiblu). On accomplit d’abord, on reçoit la tradition ensuite. On reste plus que jamais dans la Loi.
• La forme courrier (la lettre) contribue selon vous à donner l’illusion de l’historicité ?
• Oui, en même temps la lettre est un objet d’élaborations midrashiques. Isaïe 50,1 ironise: (vous vous croyez affranchis) mais où est la lettre de répudiation (sefer kritut) par laquelle Dieu aurait répudié Israël ? Jérémie pour délivrer l’annonce messianique utilise lui-aussi le moyen d’une lettre:
Voici le texte de la lettre (sefer52)que le prophète Jérémie expédia de Jérusalem (Jr 29, 1)
…Recherchez (dirshu) la paix (shalom valence 52) pour la ville où je vous ai déportés ; priez Yahvé en sa faveur, car de sa paix dépend la vôtre. Car ainsi parle Yahvé : Quand seront accomplis les soixante-dix ans à Babylone, je vous visiterai et je réaliserai pour vous ma promesse de bonheur en vous ramenant ici. Car je sais, moi, les desseins que je forme pour vous – oracle de Yahvé – desseins de paix et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance (tiqva valence 52).
• C’est parce que la lettre est déjà un thème midrashique que selon vous Matthieu écrit un Sefer. Et Paul des lettres.
• Paul envoie des lettres pour plusieurs raisons : Parce qu’il faut commencer la prédication aux païens et annoncer la bonne nouvelle messianique. Pour compléter la Bible avec de nouveaux livres (sefarim). Pour que ces lettres, comme celles d’Esther, soient lues dans la synagogue. Et que le midrash messianique entre dans la liturgie comme le rouleau d’Esther.
Quand cette lettre aura été lue chez vous, faites qu’on la lise aussi dans l’Église des Laodicéens, et procurez-vous celle de Laodicée, pour la lire à votre tour (Col 4, 16)
• Vous allez plus loin. Vous dites que Paul est Mardochée.
• C’est une idée qui peut paraître étrange, mais je ne vois pas comment faire autrement pour donner au corpus paulinien sa cohérence. Paul est un patchwork. Il est Saül, Jacob, Juda, Jonas et surtout Elie. Et aussi Mardochée.
• Mais pourquoi Mardochée ? et pas Cléopâtre ?
• Saül et Mardochée sont tous deux des « fils de Qish » et des Benjaminites, la plus « petite » des tribus.
Or, à la citadelle de Suse vivait un Juif nommé Mardochée, fils de Yaïr, fils de Shiméï, fils de Qish, de la tribu de Benjamin (Est 2,5)
Il y avait un homme de Benjamin qui s’appelait Qish, fils d’Abiel, fils de Çeror, fils de Bekorat, fils d’Aphiah, fils d’un Benjaminite, un homme vaillant (1S 9,1)
Nous avons donc deux fils de Qish qui agissent de la même manière: envoi de lettres et recherche de la paix (lire: messie). Paul doit annuler lui aussi une malédiction et de mauvaises lettres, et d’abord les siennes:
et lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s’il y trouvait quelques adeptes de la Voie, hommes ou femmes, il les amenât enchaînés à Jérusalem (Ac 9,2)
Il annonce donc lui aussi la venue du messie qui doit annuler les malédictions de certains sefarim. Il s’agit des malédictions qui sont formulées dans le Deutéronome. Celles qui visent Israël s’il n’obéit pas à toutes les lois (Dt 28, 15).
• La question de la « vérité » du texte d’Esther n’a selon vous aucun sens.
• Non. Pour reprendre les termes d’Austin, nous ne sommes pas dans des énoncés « constatifs » susceptibles de prendre des valeurs de vérité, comme « il fait chaud en été ». Dans le midrash nous avons affaire à des énoncés « performatifs ». Ce sont des actes. Le texte vise la performance. Ce que performe par exemple le livre de Ruth, c’est d’abord l’explication de l’exil. Je pense maintenant que toute la bible juive doit être relue comme réponse au traumatisme de l’exil. Le midrash « explique » l’exil, il « promet » le retour, il « console » enfin. Tout cela ce sont des actes qui ne sont pas susceptibles de vérité ou de fausseté, mais de réussite ou non à atteindre leur but. La prophétie de Jonas « Encore 40 jours et Ninive se retournera (hapekha) » n’est ni vraie ni fausse. Mais elle est ici heureuse grâce à l’humour du midrash.
• Vous parlez souvent de l’humour du midrash. Mais ici, dans le livre de Jonas, j’avoue que je ne vois pas vraiment …
• Ninive connait de toute façon la hapekha, soit elle se retourne (hapekha) et se repent, soit elle sera détruite (hapekha).
• Effectivement, c’est un peu spécial comme humour. Pour conclure: pensez-vous que vous pourrez parvenir à nous expliquer pourquoi nous croyons à l’existence d’Esther ?
• Je ne sais pas. Hume aurait dit de la croyance: Cet acte de l’esprit n’a encore jamais été expliqué par aucun philosophe. Mais on peut peut-être essayer ?