Usages de la guerre
Usages de la guerre
Dans un ouvrage publié en 1946 (La Berbérie musulmane et l’Orient au moyen âge) le grand orientaliste Georges Marçais écrit à propos de certains usages de la guerre en Islam: Le choc des armées doit être précédé d’un appel à la conversion adressé à l’infidèle, si cet infidèle est des gens du livre…
appartient à une des religions comme la chrétienne ou la juive qui ont joui de la révélation, sa soumission sans conversion implique le versement de l’impôt territorial (khâraj) loyer de la terre qu’on lui laisse, et la capitation (jizya). S’il rejette ces propositions, il ne reste plus qu’à en venir aux mains.
• Des usages de la guerre.
Dans un article intitulé « les origines du requerimiento » Annie Lemistre cite un usage espagnol un peu similaire rapporté par un historien de la conquête de l’Amérique. C’est une procédure très curieuse: Les lois des Indes défendaient de faire la guerre aux indigènes avant de les avoir sommés de se soumettre. Ceux qui refusaient de se soumettre devaient être réduits en esclavage.
L’auteur nous décrit en détail le dispositif nommé requerimiento. Il s’agit d’un très long texte établi par un juriste qui reprend l’histoire de l’humanité quasiment depuis l’origine du monde pour expliquer pourquoi les destinataires du texte en question doivent se soumettre au roi d’Espagne. C’est une sorte de sommation avant d’ouvrir le feu. Les Péruviens pouvaient ainsi être instruits de l’histoire de Saint Pierre, tout savoir de l’institution papale et comprendre enfin pourquoi ils devaient renoncer à leur souveraineté. Or les juristes espagnols qui ont élaboré ces textes un peu fous se réclament explicitement du Deutéronome.
Lorsque tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui proposeras la paix. Si elle l’accepte et t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve te devra la corvée et le travail. Mais si elle refuse la paix et te livre combat, tu l’assiégeras.Yahvé ton Dieu la livrera en ton pouvoir, et tu en passeras tous les mâles au fil de l’épée.Toutefois les femmes, les enfants, le bétail, tout ce qui se trouve dans la ville, toutes ses dépouilles, tu les prendras comme butin. Tu mangeras les dépouilles de tes ennemis que Yahvé ton Dieu t’aura livrés. (Dt 20, 10-14)
Cependant pour les villes proches, le Deutéronome dispose d’une autre règle, plus expéditive:
Quant aux villes de ces peuples que Yahvé ton Dieu te donne en héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant. Oui, tu les dévoueras à l’anathème, ces Hittites, ces Amerites, ces Cananéens, ces Perizzites, ces Hirvites, ces Jébuséens, ainsi que te l’a commandé Yahvé ton Dieu, afin qu’ils ne vous apprennent pas à pratiquer toutes ces abominations qu’ils observent pour leurs dieux: vous pécheriez contre Yahvé votre Dieu!»
Il semble que les conquêtes musulmanes, tout comme la conquête des Amériques, se soient déroulées dans un contexte fortement marqué par l’eschatologie. Mais l’écart entre l’eschatologie et la réalité historique finit toujours par poser quelques problèmes. Nous allons étudier ici les premières batailles de l’Islam. En effet ces batailles ont donné lieu à une vaste littérature spécialisée celle des Maghazi.
• Victoire de Badr, défaite de Uhud, Victoire du Fossé.
Les trois premières batailles du Prophète de l’Islam font état d’une alternance entre victoire et défaite. Victoire de Badr, défaite de Uhud, Victoire du Fossé. Pourquoi les anges qui avaient permis la victoire de Muhammad à Badr n’ont-ils pas assisté le prophète à Uhud ? C’est une question que la tradition musulmane s’est posée. La réponse est que le Prophète n’aurait pas dû laisser survivre de prisonniers à Badr. Le verset coranique invoqué est traditionnellement Anfal 8,67
Ce n’est pas à un Nabi, de faire lui-même des captifs avant que la terre n’ait été vaincue. Vous voulez l’apparence de ce monde. Allah veut l’Autre, Allah, intransigeant, sage.
Cette séquence victoire/défaite évoque naturellement la séquence Jéricho/Aï dans le livre de Josué (en hébreu, la ville est collée à l’article et il faudrait écrire: ha’Aï) Cette ressemblance est confortée par certains détails: par exemple Uhud est une montagne. Or justement ha’Aï semble être sur une montagne puisque le peuple doit y monter (Jos 7, 3) et que les hébreux sont poursuivis par les Aïtes dans une descente (7,5). Il existe bien d’autres ressemblances entre les deux textes: Josué envoie des hommes espionner Jéricho et Aï (7,2) Muhammad envoie lui-aussi des espions dans le camp adverse (Ibn Sa’d, Tabaqât). Muhammad lutte contre des confédérés, Josué craint une alliance contre lui après Aï: Les Cananéens vont l’apprendre, ainsi que tous les habitants du pays, ils se coaliseront (ve-nasabu) contre nous pour retrancher notre nom de la terre (Jos 7,9)
Muhammad est donc vaincu à Uhud car les musulmans ont commis une faute à Badr, tout comme Josué est vaincu à Aï car Akân a commis une faute à Jéricho:
Mais les Israélites se rendirent coupables d’une violation de l’anathème : Akân, fils de Karmi, fils de Zabdi, fils de Zérah, de la tribu de Juda, prit de ce qui était anathème, et la colère de Yahvé s’enflamma contre les Israélites (7,1)
Uhud serait donc ha’Aï et Badr serait Jéricho. Curieusement le sens du mot badr serait la pleine lune. Or Jéricho est en hébreu yériHo qui sonne comme yareaH (la lune). Jéricho est aussi la ville des palmiers (temarim, Dt 34,3) or le CAL nous apprend que le syriaque tmr signifie fossé. Il n’est donc pas étonnant que, de même que Josué prenne finalement Aï, les musulmans connaissent la victoire lors de la bataille des fossés.
Curieusement le Cal nous indique même un second sens pour tmr c’est hidden wealth (richesse cachée)
• Josué.
En principe, il ne devrait pas y avoir de suite au livre de Josué, car ce livre est celui de l’extermination définitive du mal sur terre. La Bible devrait se terminer au livre de Josué (les Samaritains par exemple ont pensé ainsi) et l’histoire humaine s’arrêter. Mais l’histoire humaine est défaillante. Le mal ne disparaît pas car les conquêtes donnent lieu à des prises de butin. On laisse survivre les prisonniers et donc l’idolâtrie et tout recommence. Il faut donc qu’une élaboration vienne combler le hiatus entre le plan divin et la faiblesse humaine. L’Islam va donc élaborer l’idée que le butin est devenu assez vite licite car Dieu a eu pitié de la faiblesse humaine et que c’est même un privilège accordé à Muhammad.
Un Hadith nous apprend en effet:
Ibn Ishaq a dit: …. L’Envoyé de Dieu a dit:
– J’ai été assisté par l’épouvante;
– Pour moi, la terre a été constituée mosquée et endroit pur;
– J’ai reçu ce qui englobe tout discours
– Pour moi, le butin est devenu licite, alors qu’il ne l’avait et pour aucun prophète avant moi;
– J’ai reçu [le privilège de] l’intercession.
Cinq choses qu’aucun prophète n’avait reçues avant moi.
« Assisté par l’épouvante » semble renvoyer au verset:
À partir d’aujourd’hui, je répands la terreur (PaHad) et la crainte de toi parmi les peuples qui sont sous tous les cieux : quiconque entendra le bruit de ton approche sera saisi de trouble et frémira d’angoisse (Dt 2, 25)
Que signifie le fait que le butin soit devenu licite pour le Prophète ?
Ibn Ishaq a dit: [Dieu] a dit: Il ne fut accordé à aucun prophète (avant toi) de faire des prisonniers (parmi ses ennemis) avant de s’imposer sur la terre (s’imposer à ses ennemis pour les chasser de la terre). Vous voulez les bonnes occasions de ce monde (à savoir: les objets, la rançon après avoir pris les hommes), mais Dieu veut la vie dernière (c’est-à-dire qu’on les tue pour qu’apparaisse la religion qu’il veut faire apparaitre et par laquelle on obtient la vie dernière). Si une écriture venant de Dieu n’était pas déjà survenue, un grand châtiment vous aurait atteints à cause de ce que vous avez pris (à savoir: les prisonniers et le butin) (c’est-à-dire: si je n’avais pas déjà prévenu que je ne châtie qu’après avoir prohibé or il ne [les] leur avait pas prohibés -, je vous aurais châtiés pour ce que vous avez fait.) Ensuite, il les déclara licites pour lui et pour eux, par miséricorde de sa part et par retour indulgent du Clément et Miséricordieux: Dans le butin que vous avez pris, mangez ce qui est licite et bon et craignez Dieu. Dieu pardonne, il est miséricordieux. Puis il dit: Ô Prophète, dis aux prisonniers qui sont entre vos mains: Si Dieu reconnaît du bien dans votre cœur, il vous donnera un bien meilleur que ce qu’il vous a pris et il vous pardonnera. Dieu pardonne, il est miséricordieux.
Une autre trace sur le débat quant à la licéité du butin résiderait dans un curieux passage étudié par Jean-Louis Déclais sur la kunia (surnom) du Prophète:
Cet auteur part de dits apparemment anodins tels que:
(1) d’Abui Hurayra: L’Envoye de Dieu a dit: « N’assemblez-pas mon nom et ma kunya. Je suis Abui l-Qasim, c’est Dieu qui donne et c’est moi qui répartis.
(2) d’Anas b. Malik: quelqu’un appela Le Prophète: Abu l-Qasim! Le Prophète se tourna vers lui, mais l’autre dit: Je ne te visais pas! Il dit alors: « Donnez mon nom, mais ne prenez pas ma kunya »
Mais certains de ces dits apparaissent dans des ensembles de Hadith comme « le livre de l’obligation du cinquième » ce qui les rend moins anodins. L’obligation du cinquième concerne en effet le butin et les règles de son partage.
Ce qui n’est pas non plus anodin c’est le caractère très construit de ces formules: on remarque en effet un jeu de sonorités: sammu (donnez) consonne avec mon nom (ism) tandis que la taktanu (ne prenez pas) consonne avec le mot kunia. Le sens de cette formule reste largement mystérieux mais il pourrait sans doute être celui-ci : Il doit rester exceptionnel que celui qui doit éradiquer le mal (Muhammad) soit en même temps celui qui autorise le partage le butin (verbe qsm). C’est une exception unique et un privilège lié au seul prophète Muhammad.