Tobie et Ruth
Tobie et Ruth
Si vous pouvez admirer, dans tous les musées d’Europe, des tableaux relatifs à l’histoire de Tobie, c’est parce que l’Eglise catholique a reçu ce livre, comme elle l’avait fait pour Judith ou Suzanne, contrairement au judaïsme et au protestantisme qui lui ont refusé le statut de texte inspiré.
Comme pour ces deux héroïnes, il faut donc se demander ce que l’Eglise a reconnu de si essentiel dans cette histoire passablement soporifique.
Et quand Tobie entendit parler Raphaël,
qu’il sut que Sarra était sa sœur,
parente de la famille de son père,
il l’aima, au point de ne plus pouvoir en détacher son cœur.
(Tb 6, 19)
Rassurez-vous, je ne vais pas vous demander de lire le texte de Tobie, (encore qu’il soit disponible sur l’excellent site de préfiguration de Judéopédia dont je ne saurais trop vous recommander la fréquentation assidue). Vous ne parviendriez sans doute pas à le lire jusqu’au bout, du moins au premier degré, comme on croit devoir lire cet ouvrage, sans qu’il ne vous tombe des mains. Même Jérome, paraît-il, n’a pas voulu consacrer plus d’une journée à la traduction en latin d’une histoire aussi invraisemblable. C’est par ce genre d’anecdotes que nous savons que dès l’époque de Jérôme, les Chrétiens ne savaient déjà plus ce qu’était un midrash. Les Bibles actuelles semblent d’ailleurs donner raison à Jérôme. Elles nous présentent Tobie comme « une histoire familiale ». Ce serait un récit d’édification, où « les devoirs envers les morts, ainsi que l’aumône, ont une place marquante ». Le « sens de la famille s’y exprimerait avec un charme prenant ». En un mot, ce serait un roman sans intérêt. Bref: si l’Eglise a reconnu Tobie à l’origine, très vite elle n’a plus rien compris à cette histoire. Au XVIIIe siècle Voltaire est absolument consterné par les invraisemblances de ce récit. Ce que Voltaire n’arrive pas à avaler c’est la « merde d’hirondelle dont les naturalistes disent qu’elle ne peut rendre personne aveugle ; qu’on en est quitte pour se laver sur le champ ; qu’il faudrait dormir les yeux ouverts pour qu’une chiasse d’hirondelle pût blesser la conjonctive ou la cornée, et qu’enfin il aurait fallu consulter quelque bon médecin avant d’écrire tout cela ». Décidément il y a des choses qui ne passent plus: comme l’idée « fort curieuse d’un poisson capable de dévorer un homme » ou la déclaration de l’ange Raphaël selon laquelle le fiel des poissons de rivière guérit les aveugles.
Mais revenons à l’Eglise. Qu’avait-elle donc vu de si important dans l’histoire de Tobie qui méritait l’entrée de ce livre dans le Canon biblique? Est-ce cette obscure histoire de talents, (que Tobit avait déposé chez un certain Gabaël et que son fils Tobie doit récupérer) qui aurait été lue comme une parabole, mais de quoi ? A moins que ce ne soit la consommation en commun de la chair du poisson au bord d’une rivière, chair qui guérit tous les maux…?
• Un doublet du livre de Ruth.
Un ange, Raphaël, apprend à Tobie qu’il a une parente en la personne de Sarra. Cette annonciation constitue à peu près l’essentiel de l’intrigue de Tobie. Avant cette conversation, Tobie n’était pas au courant de cette parenté. Il faut donc rien moins qu’un messager divin pour lui apprendre cette bonne nouvelle: Sarra est sa parente. Tobie aime bien entendu Sarra immédiatement sans même l’avoir vue. C’est peut-être là déranger la divinité pour des motifs bien légers.
Allons tout de suite à l’essentiel : l’histoire de Tobie est une variante de l’histoire de Ruth. Il semble d’ailleurs que certaines communautés juives lisaient un texte de Tobie à Shavuot qui est, comme on sait, une fête en rapport avec Ruth. Tout comme dans le livre de Ruth, les personnages du livre de Tobie représentent des entités eschatologiques. Les événements racontés, sont des formations midrashiques, non des faits historiques, ni des inventions romanesques. Le livre de Tobie nous parle des rapports entre Juifs et prosélytes, comme le faisait déjà le livre de Ruth.
Dans Tobie, comme dans Ruth, on a une situation très dégradée. L’histoire est dédoublée pour nous expliquer que cela va très mal aussi bien du coté des Juifs que de celui des païens: on a d’un coté Tobit qui, en exil, devient aveugle et d’autre part, “loin de là”, sa parente Sarra, qui reste stérile, du fait de “démons” qui tuent chacun de ses maris. Les deux personnages, éloignés l’un de l’autre, sont sans espoir et songent à la mort. Au comble de cette détresse, un miracle se produit. Un envoyé, Raphaël, va guérir Tobit et marier son fils Tobie, à Sarra. Passionnant, non ?
• Qui sont Tobit et Sarra ?
Tobit est un membre des dix tribus, il représente une branche du Judaïsme exilique, dispersée parmi les païens, mais qui est restée fidèle au culte du Temple, qui a donc fait “retour” (teshuva), comme Noémi, qui revient en Judée.
Quant à Sarra, elle est fille de Raguël, un autre nom de Jéthro, autrement dit, dans le code midrashique, elle représente les païens venus vers les Juifs, et résidant parmi eux, c’est-à-dire les prosélytes. Dans la version hébraïque de Tobie, la « Médie », patrie du père de Sarra, n’est autre que Madian, la patrie de Jéthro. Sarra évoque surtout une autre païenne, Tamar, qui, elle aussi, est menacée de stérilité et de veuvage, du fait que ses maris meurent les uns à la suite des autres. Les deux protagonistes, Tobit et Sarra, sont géographiquement « éloignés » et pourtant ils sont « proches » par la parenté, et vont se rapprocher encore d’avantage. Il y a ici un jeu de sens sur les termes raHoq (lointain) et qarob (proche, parent). Et nous savons, par ailleurs, que les prosélytes « s’approcheront » un jour. Nous sommes dans un contexte eschatologique : les prosélytes vont se convertir (s’approcher). Ils vont devenir proches parents des Juifs. Selon l’ange, Sarra est destinée à Tobie depuis toujours. Raphaël explique à Tobie :
n’aie pas peur, elle t’a été destinée dès l’origine, c’est à toi de la sauver (Tb 6,17)
On trouverait donc déjà, ici, le thème du salut par les Juifs. Dans les Evangiles, Jésus délivrera Miriam (le peuple juif révolté) de ses sept démons. Ici, Tobie doit délivrer Sarra de la malédiction des démons, qui ont tué déjà sept fois ses prétendants. Autrement dit, il doit la délivrer de l’idolâtrie. Le livre de Tobie nous parlerait donc des rapports entre Juifs et gerim. Le Juif est le proche parent, le goel, du prosélyte, il doit donc l’épouser (le faire entrer, le convertir) sans délais. Le livre de Ruth est plus prudent : il pourra, un jour lointain, l’épouser. C’est pourquoi, sans doute, Ruth est entré dans le Canon biblique juif, et pas Tobie.
• Rapports de parenté.
Le vocabulaire des rapports entre Juifs et païens est celui de la parenté. Tamar, belle-fille de Juda, est sa kala; Ruth est aussi une kala, mot qui signifie à la fois promise, fiancée et belle-fille. Le prosélyte est la kala du juif. Jéthro est le Hoten (beau-père) de Moïse. Ces termes évoquent les noces. Le livre de Tobie ferait donc écho au livre de Ruth. Dans Ruth, on a également un développement sur la notion de goel. Boaz, le juif, est le goel de Ruth, la prosélyte. Dans Tobie également, les parents de Sarra affirment que Tobie est le plus proche parent de leur fille, il est donc son goel.
• Courage !
La mère de Sarra dit plusieurs fois à sa fille : « sois forte » (al tira ou peut-être Hazqi « prends possession »). Dans Ruth, ce thème était traité d’une manière différente. Le midrash (Ruth Rabba 7, 2) nous dit que Ruth ceignit ses reins comme le ferait un homme. Ce geste typiquement masculin précède une action nécessitant une grande force (guerre, etc.) Dans le cas de Ruth, c’est… l’acceptation de la Loi. On retrouvera cette thématique dans la péricope de l’hémorroïsse, à laquelle Jésus dit : al tira ou Hazqi (grec: tharsei). De même encore dans Tobie, l’Ange dit à Tobie qui va se laver les pieds dans le fleuve:
Attrape le poisson, et ne le lâche pas! (Tb 6,3)
Le livre de Tobie est donc un midrash. Il traite de la fusion, eschatologique, d’Israël et des Nations. À la fin des temps, il y aura fusion d’Israël et des étrangers (gerim) devenus prosélytes (gerim).
Le livre de Tobie est, comme Suzanne, un proto-évangile : à la fin des temps, les prosélytes viennent rejoindre Israël, et tous ne forment plus qu’un seul peuple. Les idolâtres seront donc guéris de leur idolâtrie.
Ce message est formulé par une petite histoire : Dieu délivre par l’intermédiaire d’un envoyé (l’Ange de la délivrance, hamal’akh ha goel, d’où l’ange gardien), les Juifs (Tobit) de l’obscurité (lire: la nuit de l’exil) et les païens de leurs faux dieux et autres démons; ici, grâce à des remèdes qui ne peuvent apparemment provenir que du poisson.
La présence d’un poisson dans un récit midrashique, indique toujours une référence à la fin des temps. Ces guérisons n’auront donc lieu qu’à la fin des temps, au moment où le poisson eschatologique sera offert au banquet des Justes.
On notera à nouveau la présence d’un chien, comme souvent lorsqu’il est question de païens.