Extensions du champ du midrash
Extensions du champ du midrash
Bernard Dubourg a été le premier à montrer que Paul était le Saül biblique. Notre enquête sur les Épîtres nous a conduit à émettre l’hypothèse que Paul était aussi Moïse. Nous proposons dans cet article une extension de cette hypothèse. En effet, si, comme nous le proposons, Paul est un artefact midrashique forgé pour figurer divers personnages (Saül, Jonas, Mardochée, Moïse …) il est possible que la distinction entre corpus paulinien et Epîtres dites catholiques ou Johanniques n’ait plus beaucoup de sens.
• Extension du corpus paulinien.
On pourrait tout aussi bien attribuer à Paul l’ensemble des lettres. Par « Paul », il faut bien entendu comprendre un courant producteur de midrash au sein du judaïsme, et non un personnage historique nommé Paul. Notre problème ici n’est pas de faire de l’histoire. Nous laissons bien volontiers aux historiens le soin de reconstituer l’histoire des premiers textes chrétiens, celle du Canon, et donc la question de savoir comment nous en sommes arrivés à la notion actuelle de « corpus paulinien » (à quelles dates les Lettres furent rédigées, dans quel ordre, etc. ). L’hypothèse midrashique a déjà la lourde tâche d’essayer d’expliquer le sens de ces textes et leur mode de production. Nous sommes donc soulagés de ne pas avoir en plus à expliquer certains éléments d’ordre matériel comme par exemple l’ordre du classement de ces lettres. Dans vos Bibles en effet, ces lettres sont classées par ordre de longueur décroissante, comme les sourates du Coran. Le périmètre du corpus paulinien et sa datation sont un autre casse-tête. Quand on pense que les Actes ne font aucune mention de la rédaction des lettres de Paul on se dit qu’il faut souhaiter beaucoup de courage aux historiens du corpus, ils en auront besoin. Nous savons par exemple par le fragment de Muratori (qui date du VIIIe siècle mais recopie une liste des livres canoniques de la fin du IIe siècle) que certaines lettres n’étaient même pas reçues dans le Canon. Cette liste ne contient pas l’Épître aux Hébreux, ni celle de Jacques, ni celles de Pierre, ni la 3e de Jean. Alors qu’Hermas en fait partie.
• Polymorphie de Paul.
Revenons à Paul. Il ne serait pas seulement Saül ou Moïse, mais selon notre hypothèse midrashique étendue, il serait aussi tous les personnages auxquels nous attribuons les lettres dites Catholiques (Pierre, Jean, Jacques et Jude). Il suffit pour le voir de changer notre regard sur ces Lettres. Mais savons-nous voir ce qui est sous nos yeux ? Si Paul est le Grand Prêtre eschatologique, il est Aaron. Mais dans le NT, Aaron a lui-même été « élaboré » sous le nom de Képhas ou Simon-Pierre (cette hésitation dans la nomination traduit à elle seule une élaboration) Paul serait donc aussi Simon-Pierre, alias Kephas. 1P et 2P feraient donc partie du corpus paulinien. Après tout, Pierre est, tout autant que Paul, l’apôtre des gentils:
Après une longue discussion, Pierre se leva et dit : Frères, vous le savez : dès les premiers jours, Dieu m’a choisi parmi vous pour que les païens entendent de ma bouche la parole de la Bonne Nouvelle et embrassent la foi (Ac 15,7)
Et il existe toute une littérature dite pseudo-clémentine où Pierre remplace Paul.
• Paul et Jacob-Israël.
Nous avons vu dans l’article « d’Andronicus à Epiménide » qu’un personnage comme Andronicus pouvait servir de support à la figure de Jacob nommé aussi Israël. Paul est aussi Jacob car il est une figure d’Israël. Ce serait la raison pour laquelle nous trouvons une Lettre de « Jacques ».
• Paul judéen.
Paul étant Judéen, il est lié à Juda. S’il avait pu, le NT aurait même effacé complétement le nom de Juda. Mais c’est impossible. Il y aura donc le bon et le mauvais Juda, il faudra simplement préciser: pas l’iscariote (Jn 14, 22). Paul sera donc relié à Juda. Il n’y a pas moyen de faire autrement:
Pars, reprit le Seigneur, va dans la rue Droite et demande, dans la maison de Judas, un nommé Saul de Tarse. Car le voilà qui prie (Ac 9,11)
Ce serait la raison pour laquelle nous trouvons une lettre de Jude à côté des lettres de Paul. Jude est en effet Juda, le fils de Jacob : Jude surnommé Barsabbas. Or Barsabbas signifie fils du vieux, c’est-à-dire fils de Jacob (Jacob est nommé vieux, zaqen, en Gn 44, 20 ).
• Paul en Élie.
Paul est enfin Élie, ce qui expliquerait la présence de lettres de Jean aux côtés de celles de Paul. En tant que Moïse de la fin, Paul est en effet le précurseur de Josué. Précurseur du messie, il doit donc reprendre les rôles d’Elie et donc de Jean Baptiste. Nous avons vu en effet que Jean n’est qu’une élaboration sur Élie, car Élie est la figure même du précurseur. Si nous relisons maintenant rétrospectivement les Actes à la lumière de cette hypothèse nous comprenons mieux pourquoi Paul ressuscite un enfant nommé Eutyque en Ac 20,8. Ce passage ne peut s’expliquer par les attributs de Saül ou de Moïse, il ressemble trop à 1R 17,17 dans lequel Élie ressuscite le fils de la veuve. L’équation Paul=Élie explique aussi le ravissement de Paul qui est le calque de l’enlèvement d’Élie. Paul en effet est enlevé dans les ‘arabot qui sont devenues, on pouvait s’y attendre, l’Arabie (Ga 1, 17). Enfin, de même que l’adjoint d’Elie (Elisée) baptisera Naaman, l’adjoint de Paul/Elie (Philippe) baptisera un païen eunuque.
• Un peu de surdétermination.
Une coutume bien connue dans le Judaïsme veut que lors du repas pascal (le seder) on laisse la porte ouverte. Que celui qui le veut vienne et entre, dit la Hagada. Il s’agit des païens. Mais on attend aussi un autre invité: le prophète Elie. On remplit même sa coupe de vin (kos eliyahu) car on pense que ce soir-là il peut venir à tout moment. Ce serait aussi la raison pour laquelle Paul peut parler des portes qui lui sont ouvertes:
Car une porte y est ouverte toute grande à mon activité (1Co 16,9)
bien qu’une porte me fût ouverte (2Co 2, 12)
• Bon souvenir.
Dans de nombreuses sources juives la résurrection des morts est liée au retour d’Élie et Élie lui-même est lié à la bonne mémoire (zakhur le tob):
la résurrection des morts viendra par Elie, de bonne mémoire (Mishna Sota 9, 15).
ce qui expliquerait ce passage:
Timothée …dit que vous conservez toujours de nous un bon souvenir, que vous aspirez à nous revoir (1Th 3,6)
• Autres attributs d’Élie.
Élie est zélé pour la loi et Paul le sera donc également :
et j’étais rempli du zèle de Dieu, comme vous l’êtes tous aujourd’hui (Ac 22, 3)
…quant au zèle, un persécuteur de l’Église (Ph 3,6)
Élie est un rassembleur d’Israël. Or nous avons vu que Paul rassemble les 12 tribus par midrash.
Élie prit douze pierres, selon le nombre des tribus des fils de Jacob, à qui Dieu s’était adressé en disant : Ton nom sera Israël
Elie préside aux circoncisons (voir l’article Imposition du nom). Élie détient aussi dans la tradition juive un rôle plus inattendu : celui de décisionnaire : il tranche et décide du pur et de l’impur, et il est censé résoudre les questions halakhiques restées pendantes à la fin des temps. Or il semble (mais c’est peut-être une simple impression) que Paul prend quelques décisions sur la délicate question de la circoncision des païens. Paul tranche (si l’on peut dire) en matière halakhique comme un nouveau Moïse ou comme l’Élie attendu. Encore un mythe qui s’effondre, celui du « Concile de Jérusalem ». Car si ce « concile » interdit aux païens venus au Christianisme les viandes consacrées aux idôles, Paul lui les autorise et ce pour une raison elle aussi très midrashique. Élie devait en effet, selon le midrash, accomplir la promesse dite « matir assurim ». Paul est Élie, et donc il autorise. Enfin Élie a l’avantage d’être lié à des lettres : on trouve en effet la mention mikhtav éliyahu (lettre d’Elie) en 2Ch 21, 12.
• Extension du Nouveau Testament aux Maccabées.
Dans un article récent nous faisions l’hypothèse que Paul avait trouvé dans les Maccabées le nom de Timothée. Un de nos lecteurs trouve cette hypothèse un peu « raide » (je le cite). Qu’est-ce que Paul irait faire dans le Livre des Maccabées ? Notre lecteur ignore sans doute que ce livre est un livre chrétien. Il n’aura sans doute pas lu Saint Augustin. Dans son sermon n° 300 « sur la fête des Saint Macchabées, martyrs », Augustin nous apprend ceci:
Le peuple juif était chrétien puisqu’il était le peuple de Dieu et le peuple du Christ. A ce titre les Macchabées étaient chrétiens aussi. Mais en souffrant pour la défense de la loi de Moïse ce qu’ont souffert pour le Christ les martyrs postérieurs à l’incarnation, eux aussi méritent le titre de martyrs chrétiens. La loi en effet contenait le Christ; il y était voilé, mais il n’y était pas moins, et le Christ assure en personne que croire Moïse c’est le croire.
Nous trouvons donc chez Augustin un certain nombre d’extensions qui permettent de faire de véritables bonds en avant dans l’art délicat du syllogisme: Les Juifs étaient chrétiens, les Maccabées étaient des martyrs juifs , donc les maccabées étaient des martyrs du Christ:
Les Macchabées sont donc réellement des martyrs du Christ. Aussi n’est-il ni déplacé ni inconvenant, mais fort convenable, au contraire; de célébrer avec éclat leur fête, surtout parmi les chrétiens
• Extension du midrash à l’Ecriture.
Nous avançons l’idée que la présence du pneuma dans les textes néo-testamentaires était l’indice d’une élaboration midrashique. Lorsque Paul dit : je suis absent de corps; mais en esprit je suis parmi vous, il fait référence à un midrash, celui du retour de Moïse. Quand Jésus est emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable;il s’agit d’une élaboration midrashique évidente. De même les pauvres en esprit (hoi ptôchoi tô pneumati ) sont les pauvres au sens du midrash, pas au sens de l’INSEE. En esprit (ba-ruaH) devient donc un équivalent de be-mashal (par midrash, par parabole, par exemple) ce qui expliquerait les occurrences de l’expression « en esprit et en vérité ». Cette expression renverrait à une problématique qu’on rencontre dans le midrash: emet mashal haya. Comme le mashal est introduit par l’expression le-ma ha-davar domé ? (à quoi comparer ceci ? à quoi la chose ressemble-t-elle ?)
À qui donc vais-je comparer les hommes de cette génération? À qui ressemblent-ils? (Lc 7, 31)
le verbe « ressembler » serait lui-même l’indice d’une élaboration midrashique (pneumatique selon le grec du NT). De proche en proche, toute l’Ecriture devient, pour le messianisme chrétien, « spirituelle » c’est-à-dire midrashique. Ce serait le sens d’un passage obscur de la deuxième à Timothée:
Toute Écriture est inspirée.
Le rédacteur de 2Tm 3,16 utilise une formulation qui ne facilite pas la traduction. Non seulement il utilise le terme Écriture au singulier indéfini, mais l’adjectif « inspiré » (theopneustos) est lui-même un hapax absolu. Il serait donc possible de comprendre ainsi: La bible entière relève du ruaH et donc est un midrash. (Cf. En effet, nous savons que la Loi est spirituelle (Rm 7,14))
• L’affaire Jannés et Mambrés. יוחני וממרא
Puisque nous sommes dans les Lettres à Timothée, restons-y. On trouve en 2Tm 3,8 ce verset:
À l’exemple de Jannès et de Mambrès qui se dressèrent contre Moïse, ils se dressent, eux aussi, contre la vérité, hommes à l’esprit corrompu, sans garantie en matière de foi.
Le nom de ces deux opposants à Moïse ne figurent pas dans l’AT. En principe, cela ne devrait pas poser de problème. Mais le champ du dogme n’est pas structuré comme vous le pensez. Cette absence de l’AT pose un grave problème. Comment les noms de ces magiciens sont-ils arrivés sous la plume de Paul? hein ? Paul les a-t-il trouvés dans la tradition ? Mais cette hypothèse est dangereuse, elle est la porte ouverte à toutes les dérives imaginables. En effet, dans ce cas, Paul ferait peut-être référence à un apocryphe, pire: à un midrash, pire encore: à l’écrit d’une secte juive quelconque. Pour les fondamentalistes cela porterait un coup fatal au dogme de la sola scriptura. Non, la seule solution est la suivante: Paul a trouvé le nom de ces opposants dans l’inspiration divine.
En espérant ainsi avoir échappé au midrash, nos fondamentalistes s’enfoncent sans le savoir dans le midrash jusqu’au cou. En effet, ils reprennent un procédé typiquement midrashique: Comment Rahab pouvait-elle savoir que les poursuivants des espions reviendraient au bout de trois jours …c’est donc que l’esprit saint etc…
• Extension du midrash à la littérature.
Concluons sur nos Lettres de Paul. Le rédacteur de ces lettres en mettant quelques lettres sous les noms de Pierre, Jean, Jude et Jacques nous aurait laissé un indice que nous n’aurions pas su voir. Il aurait ainsi agi comme le héros de Poe. La Lettre Volée d’Edgar Poe (The Purloined Letter) est une nouvelle fondée sur la double entente. Edgar Poe imagine une intrigue dans laquelle son héros vole à une dame de qualité une lettre compromettante. Pour mieux la cacher aux policiers qui fouillent son hôtel, il a l’idée de la mettre bien en évidence pour qu’ils ne la voient pas.
L’intrigue policière renvoie en réalité à un thème spirituel.
Passionné par la polysémie, Edgar Poe traite du thème suivant:
L’univers est parfait. Mais l’homme du commun ne voit pas cette perfection.
C’est le poète qui seul peut comprendre cette perfection et la faire connaître à l’humanité.
L’aveuglement des policiers qui cherchent vainement ce qu’ils ont sous les yeux
est une parabole de l’aveuglement des hommes, incapables de saisir la perfection de ce qu’ils ont sous le nez.
un mashal en quelque sorte.