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L’art de la correspondance I

L’art de la correspondance I

De l’Exode au Deutéronome, la Bible ne cesse de rappeler les épisodes dans lesquels éclate l’ingratitude des Hébreux envers Moïse et Aaron et, à travers eux, envers Dieu. Murmures, calomnies, divisions en factions, révoltes, récriminations en tous genres et notamment celle-ci : la mauvaise qualité de l’hôtellerie et spécialement de la nourriture. En voici un exemple.

 • La révolte du chaudron.

Que ne sommes-nous morts de la main de Yahvé au pays d’Égypte, quand nous étions assis auprès du chaudron de viande (sir ha-bassar סיר הבשר) et mangions du pain à satiété ! À coup sûr, vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir de faim toute cette multitude. (Ex16,3)

Le ramassis de gens qui s’était mêlé au peuple fut saisi de fringale (hitavu taava). Les Israélites eux-mêmes recommencèrent à pleurer, en disant : Qui nous donnera de la viande à manger ? Nb 11,4

À ce peuple tu diras : Sanctifiez-vous pour demain, et vous mangerez de la viande, puisque vous avez pleuré aux oreilles de Yahvé, en disant : Qui nous donnera de la viande à manger ? Nous étions heureux en Égypte ! Eh bien ! Yahvé vous donnera de la viande à manger (Nb 11, 18)

La viande était encore entre leurs dents, elle n’était pas encore mâchée, que la colère de Yahvé s’enflamma contre le peuple. Yahvé le frappa d’une très grande plaie (Nb 11, 33)

Ces innombrables séquences ne pouvaient pas ne pas faire l’objet d’élaborations midrashiques. Nous retrouvons ce type d’élaboration dans un passage inattendu de la correspondance paulinienne : Paul trouve les Corinthiens trop charnels:

Car vous êtes encore charnels. Du moment qu’il y a parmi vous jalousie et dispute, n’êtes-vous pas charnels et votre conduite n’est-elle pas tout humaine ? (1Co 3,3)

Nous aurions ici un midrash sur la révolte des hébreux qui réclament de la viande. Cette fringale de viande est attribuée dans la bible au désir (taava) des hébreux. Ce serait la raison pour laquelle ce terme (epithumia en grec) se retrouverait chez Paul. Nb 11, 34 parle des tombes du désir (qibrot ha-taava) d’où l’idée paulinienne de mortifier la chair. La révolte de la viande (bassar) devra être rachetée par l’annonce (bessora) du messie. Nb 11, 33 est donc compris midrashiquement. Dieu dit aux hébreux : très bien, demain vous aurez de la viande. Mais à peine commencent-ils à en manger que le fléau commence. Le peuple hébreu n’a pas encore fini de mâcher que la colère divine éclate.

• Question de sonorité.

Quand nous étions assis auprès du chaudron de viande… (Ex16,3)

Il m’a été mis une écharde en la chair… (2Co 12,7)

Paul, prisonnier (de la prédication) du Christ…(Phm 1,1)

Quel est le rapport entre ces trois versets ? En français aucun. Pourtant ces trois expressions se trouvent faire partie désormais du midrash paulinien. En hébreu, elles font entendre les mêmes sonorités : sir ha-bassar, sir ba-bassar, assir ba-bessora.

Une note de la BJ nous dit à propos de cette écharde :
Peut-être une maladie à accès sévère et imprévisible.
Apparemment tout le monde sur Paul est dans l’hypothèse,
pourquoi dans ce cas ne pas étudier l’hypothèse midrashique ?

• Peut-on manger ?

Continuons notre exploration du texte paulinien en correspondance avec ce thème de la révolte culinaire des hébreux et notamment cette demande de nourriture carnée et donc un peu trop terrestre, pas assez spirituelle.

Pour moi, frères, je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des êtres de chair, comme à de petits enfants dans le Christ. C’est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide ; vous ne pouviez encore la supporter. Mais vous ne le pouvez pas davantage maintenant (1Co 1-2)

On voit du premier coup d’œil que ce « vous ne pouviez pas » redoublé en « vous ne le pouvez pas davantage maintenant » sont lo tokhlu qui fait un jeu de sonorité évident avec le verbe okhel manger et la foule okhlos. Ce n’est pas une invention hardie de Paul mais une reprise de Nb 11, 14. Face à la révolte culinaire des Hébreux, Moïse lui aussi semble faire des jeux de mots :

Je ne puis (lo ukhal) à moi seul, porter tout ce peuple  (ukhal, sonne comme okhel)

Vous vous demandez maintenant où Paul va chercher cette histoire de lait et de petits enfants. Mais vous n’aurez pas à chercher bien loin : Voyez ce que dit Moïse deux versets plus haut en Nb 11,12 :

Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple, est-ce moi qui l’ai enfanté, que tu me dises : Porte-le sur ton sein, comme la nourrice (omen) porte l’enfant à la mamelle, au pays que j’ai promis par serment à ses pères ?

Nous retrouvons ici un terme important omen (ici rendu par nourrice) mais qui est un centre nodal des élaborations pauliniennes (pédagogue, artisan, nourrice, racine de emuna, la foi,etc…). On ne se demandera plus maintenant pourquoi Paul est un artisan. (Cf. Ac 18, 3 où le grec a quand même fait un effort méritoire pour garder la sonorité de omen grâce au verbe « emenen »)

C’est pourquoi Paul peut dire:

Au contraire, nous nous sommes faits tout aimables au milieu de vous. Comme une mère nourrit ses enfants et les entoure de soins (2Co 2,7)

• Paul en espion.

En 2Co 11, 32 Paul est à nouveau en train de faire son apologia, et il en profite pour nous livrer quelques souvenirs personnels :

A Damas, l’ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville des Damascéniens pour m’appréhender, et c’est par une fenêtre, dans un panier, qu’on me laissa glisser le long de la muraille, et ainsi j’échappai à ses mains.

Dans ces versets, Paul a encore changé d’identité, il est maintenant un des espions cachés par Rahab et que celle-ci exfiltre en les faisant descendre à l’aide d’une corde le long de la muraille.

Alors elle les fit descendre par la fenêtre au moyen d’une corde, car sa maison était contre le rempart, elle-même logeait dans le rempart ( Jos 2, 15)

Le midrash pense que ces deux espions sont Caleb et PinHas. En effet, l’Écriture ne distingue pas espions et explorateurs or Caleb fut l’un des explorateurs.

Caleb harangua le peuple assemblé près de Moïse : Il faut marcher, disait-il, et conquérir ce pays : nous en sommes capables (ki yakhol nukhal, encore le son de okhel) ( Nb 13, 30)

 

• Bassar/Bessora. Incarnation et désincarnation.

Qu’il y ait eu élaboration midrashique autour de la viande (bassar) n’est pas pour nous étonner. En lisant la Bible, on s’aperçoit que le terme bassar (בשר) renvoie toujours à la viande et à l’être humain en général (bassar va-dam, la chair et le sang) mais soudain dans Isaïe, voila que cette racine devient verbale, change de sens, et se transforme en annonce de la bonne nouvelle messianique (le-basser, לבשר). De la viande qui devient purement spirituelle : on aurait ici un mouvement de désincarnation. En même temps, la promesse d’un messie ou d’un fils (le davar) qui n’était auparavant que ruaH (esprit) devient maintenant proche de se réaliser dans une bessora (et pour les chrétiens, dans un vrai bassar et donc de s’incarner)

L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle (lebasser) aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance (Is 61, 1)

Notons ici la présence de l’esprit. Ce ruaH préside ici à la spiritualisation de la viande, de la chair. Notre hypothèse est que la présence du ruaH (l’esprit) est toujours l’indice d’une élaboration midrashique

Prémices de Sion, voici, les voici, à Jérusalem j’envoie un messager (mebasser eten) (Is 41, 27)

Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager (mebasser) qui annonce la paix, du messager (mebasser) de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit à Sion : Ton Dieu règne (Is 52, 7)

NaHum voit également ce prédicateur (mebasser) :

Voici sur les montagnes les pas du messager; il annonce : La Paix ! (Na 2, 1)

Si le davar, la promesse divine d’un messie prend forme dans la bessora, la Bonne Nouvelle messianique, accomplir les textes prophétiques reviendra donc à produire un texte où se lit cette incarnation, cette transformation du simple davar (la promesse messianique) dans une bessora. Le verbe s’est fait chair, indépendamment de tout messie « historique ». On comprend que Paul utilise près de 86 fois dans sa correspondance le terme sarx ou ses dérivés (sarkikoi, sarkinoi, etc.). Ses chers Corinthiens (des païens ? vraiment ?) sont d’après Paul, trop charnels, trop révoltés, trop ingrats, trop hébreux, en un mot trop sarko. Pas assez du coté du ruaH, de l’esprit (ou du midrash, c’est vous qui voyez). Trop Coréites, ces Corinthiens.

• Paul, combien de divisions ?

Dans la Bible les hébreux sont punis à cause de leurs divisions et de leurs querelles. L’exemple le plus grave en est la révolte de Coré qui se traduit par un quasi-schisme. Les Coréites forment un autre qahal (Nb 16,3 : vayiqhalu ‘al moshé, ils s’attroupèrent contre Moïse). La révolte de Coré est d’autant plus dangereuse qu’elle est celle de Lévites qui se dressent contre Moïse et Aaron et jugent arbitraire leur « leadership ». Curieusement, Barnabé qui est un lévite va bientôt se séparer de Paul. Selon Nb 16, 10 les Coréites veulent en plus la Grande Prêtrise. La révolte coréite risque de créer deux ‘edat, deux qehilot. C’est ce qui explique les passages où Paul s’inquiète de la division dans l’Église (Ga 1,6)

Je vous en prie, frères, par le nom de notre Seigneur Jésus Christ, ayez tous même langage ; qu’il n’y ait point parmi vous de divisions ; soyez étroitement unis dans le même esprit et dans la même pensée.

Paul semble être tout surpris de cette disposition de ses chers correspondants:

(Quoi ?) j’apprends tout d’abord que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il se produit parmi vous des divisions.

Il ne se doute même pas que Barnabé est sur le point de l’abandonner (par midrash, pour accomplir le cahier des charges). Au cas où nous n’aurions pas compris que le texte paulinien parle de Coré, un verset nous dit :

Sortez donc du milieu de ces gens-là et tenez-vous à l’écart, dit le Seigneur (2Co 6, 17)

verset qui reprend Nb 17,10

Sortez du milieu de cette communauté ; je vais la détruire en un instant.

En réalité le thème de la division est bien connu de Paul car il s’agit d’une catégorie de l’eschatologie. On sait que la division (peleg) est l’un des signes de la fin des temps. C’est d’ailleurs pourquoi le messie lui-même est dit apporter la division (Lc 12, 51). C’est aussi pourquoi ce thème est présent un peu partout dans tout le corpus, et le plus souvent il est même masqué par la traduction.

La population de la ville se partagea (plg). Les uns étaient pour les Juifs, les autres pour les apôtres (Ac 14,4)
À peine eut-il dit cela qu’un conflit se produisit entre Pharisiens et Sadducéens, et l’assemblée se divisa…

• Qui est à qui ?

Suite de la correspondance:

(Moïse) dit à Coré et à tout son groupe : Demain matin, Yahvé fera connaître qui est à lui (ki asher lo) qui est l’homme consacré qu’il laissera approcher de lui. Celui qu’il fera approcher de lui, c’est celui-là qu’il choisit (Nb 16,5)

Ce « qui est à lui » nous rappelle bien entendu:

Moi je suis à Paul et moi à Apollos (1Co 1, 12)

La correspondance (entre 1Co et le Pentateuque) continue.

qu’est donc Aaron, pour que vous murmuriez contre lui ? (Nb 16, 11 )

Et Paul fait le répons:

Qu’est-ce donc qu’Apollos ? Et qu’est-ce que Paul ? (1Co 3,5)

Paul précise même le risque de schisme :

En tout cela, frères, je me suis pris comme exemple avec Apollos à cause de vous, pour que vous appreniez, en nos personnes, à ne pas (le «ne pas» est écrit au-dessus du texte) vous enfler d’orgueil en prenant le parti de l’un contre l’autre (1Co 4,6)

Vous vous demandiez depuis l’enfance pourquoi dans ce verset Paul parle d’orgueil: Cet orgueil vient des révoltés de la Bible. L’orgueil des révoltés bibliques se traduit notamment par le refus d’obéir à la convocation de Moïse. Moïse convoque Datân et Abiram qui refusent de se présenter:

Moïse envoya appeler Datân et Abiram, fils d’Éliab. Ils répondirent : Nous ne viendrons pas (Nb 16,12)

Comme en réponse, Appollos, l’anti-Paul, refuse aussi de se présenter.

Quant à notre frère Apollos, je l’ai vivement exhorté à aller chez vous avec les frères, mais il ne veut absolument pas y aller maintenant (1Co 16, 12)

Puisque nous en sommes à « qui est à qui » il faut noter que les fils de Coré sont à Paulshaoul. En effet, ils descendent « vivants au shéol ». C’est pourquoi, par exemple dans le TanHuma sur le Lévitique, Jonas lors de sa visite au shéol, voit les fils de Coré qui prient sur la pierre fondamentale.

• Justifications.

Moïse se met en colère contre Coré et se justifie.

Moïse entra dans une violente colère, et il dit à Yahvé : Ne prends pas garde à leur oblation. Je ne leur ai pas pris un âne, et je n’ai fait de tort à aucun d’eux (Nb 16,15)

Paul fera donc de même :

Je n’ai convoité l’argent ni l’or, ni le vêtement de personne (Ac 20,33)
je me suis gardé d’être une charge pour vous », « je ne vous encombrerai pas de ma personne », « vous ai-je exploité ? (2Co 11, 9 ) etc.

• Qui est le véritable envoyé ?

Moïse dit : À ceci vous saurez que c’est Yahvé qui m’a envoyé (shelaHani) pour accomplir toutes ces œuvres (ma’assim), et que je ne les fais pas de mon propre chef (Nb 16, 28)

Où l’on vérifie qu’un apôtre (shaliaH) l’est pour accomplir des Actes. D’où les « Actes des Apôtres ». C’est ce qu’on appelle un cahier des charges. Dieu a donc désigné le véritable apôtre (shaliaH). Or Paul, dans les Epîtres, revient souvent sur les faux apôtres et les faux docteurs.

Il y a eu de faux prophètes dans le peuple, comme il y aura aussi parmi vous de faux docteurs, qui introduiront des sectes pernicieuses et qui, reniant le Maître qui les a rachetés, attireront sur eux-mêmes une prompte perdition (grec: apôleian) (2P 2,1)

Rappelons pour mémoire que Moïse est appelé Maître par la tradition juive (moshé rabbenu) et qu’il est le libérateur d’Israël (goel, celui qui rachète). Notons aussi la présente discrète ici d’Apollos via la perdition. Le terme « prompt » provient de la révolte de Coré :

Séparez-vous de cette communauté, je vais la détruire en un instant (ka-rega’) ( Nb 16, 21)

Si vous disposez d’une concordance, vous verrez que le terme rega’ (bref instant) est toujours lié à la punition, mais grâce au retournement eschatologique (hapekha) il est lu aussi comme le fait que la colère et l’exil ne dureront finalement pas bien longtemps

 

• Le shéol avale la sédition.

…Si ces gens meurent de mort naturelle, atteints par la sentence commune à tous les hommes, c’est que Yahvé ne m’a pas envoyé. Mais si Yahvé fait quelque chose d’inouï, si la terre ouvre sa bouche et les engloutit, eux et tout ce qui leur appartient, et qu’ils descendent vivants au shéol, vous saurez que ces gens ont rejeté Yahvé. Ils descendirent vivants au shéol, eux et tout ce qui leur appartenait. La terre les recouvrit et ils disparurent (ovdu, racine de Abadon ) du milieu de l’assemblée.
Le shéol ayant avalé la dissidence de Coré, Paul-Saül (qui est le shéol) va résorber la dissidence dans les Eglises. Encore une petite analogie de structure, une correspondance.

•Digression : Paul et la petite mort.

Pourquoi dans le corpus paulinien, ce parallélisme permanent entre le shéol (la mort) et abadon (la perdition) ? Que signifie ce distinguo subtil ? Pourquoi Ap 2,11 nous parle-t-il de la seconde mort ? Pourquoi existe-t-il deux morts ? Nous allons tenter ici de répondre aux questions que vous vous êtes toujours posées sur le NT mais que vous n’osiez jamais adresser à vos proches. On pourrait dire cela ainsi : tout part d’un verset énigmatique d’Isaïe :

Il a fait disparaître (ou il fera disparaître) la mort à jamais (bila’ ha-mavet la-netsaH) (Is 25,8)

Comment se débrouiller avec ce verset incompréhensible mais d’origine prophétique, donc quasi-divine ? En l’élaborant. En créant du (nouveau) texte à partir de ce vieux texte dormant. Bref, en faisant du midrash. D’abord ce texte parle-t-il de la mort ? Ce n’est pas évident, car l’idolâtrie est souvent figurée par la mort. Mais qu’à cela ne tienne, il suffit de produire du texte qui, lui-même, maintiendra sans cesse la double entente, la double dimension mort/idolâtrie. Justement le texte paulinien que nous connaissons sous le joli nom de première lettre aux Corinthiens cite ce verset d’Isaïe, il élabore.

Quand donc cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite : la mort a été engloutie dans la victoire (1Co 15,54)

Le raisonnement du traducteur de la BJ est curieux : la phrase d’Isaïe est traduite différemment quand Paul la cite. Elle devient : la mort a été engloutie dans la victoire (ce qui ne veut rien dire) au lieu de « à jamais ».
La Bible connait un doublé célèbre: shéol et abadon. Comme la répétition n’est jamais fortuite pour le midrash, ce simple effet de parallélisme peut être élaboré par le midrash comme indiquant l’existence de deux morts. Osée le confirme en reprenant ce parallélisme :

Et je les libérerais du pouvoir du Shéol ? De la mort je les rachèterais ?

La mort et le shéol ne sont donc pas la même chose, sinon la parole divine serait vide. La mort qui peut être « avalée », c’est le shéol. C’est dire que le shéol n’est vraiment pas grand chose, ce que confirme le prophète:

Où est ta peste, ô Mort ? Où est ta contagion, ô Shéol ? (Os 13,14).
Ehi devarekha mavet, ehi qaTavkha shéol.

Verset repris par Paul :

Où est-elle, ô mort, ta victoire ? où est-il ô mort, ton aiguillon ? (1Co 15, 55)

Osée accomplit donc Is 25,8: Il a fait disparaître la mort à jamais (bila’ hamavet la netsaH). D’où des versets comme : Le dernier ennemi détruit, c’est la Mort (1Co 15, 26) ou: l’ennemi (oyev) de la fin (aHaron) c’est le shéol (ou Saül ou Paul, à vous de voir). Parce que Paul est le shéol, Jésus descend aux enfers, et descendant au shéol, il descend vers Saül, d’où le chemin de Damas. Ce raccourci peut sembler curieux, mais c’est le meilleur moyen pour comprendre comment opère le midrash. Qu’est donc le shéol ? Trois fois rien. C’est une simple prison. En effet, il ne fait que retenir un bref instant les morts (ou les idolâtres, parce qu’il faut tenir toujours ensemble les deux registres de la double entente). C’est pourquoi les Actes racontent ces histoires de prisons dont les portes s’ouvrent d’elles-mêmes. Les portes du shéol (shaaré shéol) doivent s’ouvrir (et les cheveux shaare de Paulshaul tomber). C’est pourquoi les portes sont si présentes dans le corpus.

On gardait même les portes de la ville (shamru sha’are ha-‘ir) (le grec garde l’allitération : pulas polin) jour et nuit, afin de le faire périr (Ac 9, 24)

Tout à coup, il se produisit un si violent tremblement de terre que les fondements de la prison en furent ébranlés. À l’instant, toutes les portes s’ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers se détachèrent.
J’arrivai donc à Troas pour l’Évangile du Christ, et, bien qu’une porte me fût ouverte dans le Seigneur,
…Car une porte y est ouverte toute grande à mon activité, et les adversaires sont nombreux.
C’est aussi le shéol qui explique certaines nudités de Paul.

Jusqu’à l’heure présente, nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités et errants…
Si toutefois nous devons être trouvés vêtus, et non pas nus (2Co 5, 3)

Paul ne fait pas du naturisme: il reprend simplement ce verset de Job :

Devant lui, le Shéol est à nu, la Perdition à découvert (Jb 26,6)

En effet le shéol est en dette, en découvert quasi-bancaire, car il devra rendre les morts lors de la résurrection (ou les païens, d’où l’intérêt de prévoir une structure d’accueil, vue l’affluence probable). Ensuite ces gens mourront à nouveau et seront jugés. S’ils ne pèchent pas ils vivront éternellement, sinon ils mourront définitivement de la seconde et « vraie » mort (abadon).

le vainqueur (nikon) n’a rien à craindre de la seconde mort (Ap 2,11)

le grec nikon traduirait ici peut-être l’hébreu lamnatseaH ou nitsaHon

Heureux et saint celui qui participe à la première résurrection ! La seconde mort n’a pas pouvoir sur eux, mais ils seront prêtres de Dieu et du Christ avec qui ils régneront mille années. Ap 20,6
Mais les lâches, les renégats, les dépravés, les assassins, les impurs, les sorciers, les idolâtres, bref, tous les hommes de mensonge, leur lot se trouve dans l’étang brûlant de feu et de soufre : c’est la seconde mort.
Cette victoire (netsaH) est donc la victoire sur la mort: autrement dit la résurrection.

• La fin des murmures.

Reprenons l’étrange dialogue entre Paul et la fin du Pentateuque. Dans la Bible, Dieu met donc fin aux murmures (hébreu: telunot, grec: goggusmos) du peuple en leur promettant de la viande suivie d’une plaie.

La viande était encore entre leurs dents, elle n’était pas encore mâchée, que la colère de Yahvé s’enflamma contre le peuple. Yahvé le frappa d’une très grande plaie (Nb 11, 33)

D’où le conseil de Paul:

Et ne murmurez pas (mêde gogguzete), comme le firent certains d’entre eux ; et ils périrent (1Co 10,10)
Malgré le miracle relatif à la floraison de la verge d’Aaron, les hébreux continuent de se plaindre:

Les Israélites dirent à Moïse : Nous voici perdus ! Nous périssons ! (hébreu: abadnu, grec: apolôlamen) Nous périssons tous ! (Nb 17, 27)

Comme à l’habitude nous retrouvons la présence de l’abadon car il suit le shéol comme son ombre, raison pour laquelle Apollos suit toujours Paul de très près. Ce verset Nb 17, 27 semble banal mais il marque le début d’un développement qui est rien de moins que l’institution du service des Lévites.

Alors Yahvé dit à Aaron : Toi, tes fils et la maison de ton père avec toi, vous porterez le poids des fautes commises envers le sanctuaire. Toi et tes fils avec toi vous porterez le poids des fautes de votre sacerdoce. Fais aussi, avec toi, approcher tes frères du rameau de Lévi, la tribu de ton père. Qu’ils te soient adjoints et qu’ils te servent, toi et tes fils, devant la Tente du Témoignage. Ils assureront ton service et celui de toute la Tente. À condition qu’ils ne s’approchent pas des objets sacrés ni de l’autel, ils ne mourront pas plus que vous. Ils te seront adjoints, ils assumeront la charge de la Tente du Rendez-vous, pour tout le service de la Tente, et aucun profane n’approchera de vous. Vous assumerez la charge du sanctuaire et la charge de l’autel, et la Colère ne sévira plus contre les Israélites. C’est moi qui ai pris vos frères les Lévites d’entre les Israélites pour vous en faire don (matana). À titre de donnés (netunim), ils appartiennent à Yahvé, pour faire le service de la Tente du Rendez-vous.

Ce passage explique l’origine des « coopérateurs » de Paul, les sunergon. Grand Prêtre de la nouvelle alliance, Paul rassemble ces dons (dons/donnés) qui seront les Lévites eschatologiques.

et de toutes les nations ils ramèneront tous vos frères en offrande à Yahvé… à ma montagne sainte, Jérusalem, dit Yahvé, comme les Israélites apportent les offrandes à la Maison de Yahvé dans des vases purs. Et de certains d’entre eux je me ferai des prêtres, des lévites, dit Yahvé. (Is 66, 20-21)

• Autre scène de murmure.

On murmure aussi dans les Actes, par exemple en Actes 6,1 dans un passage qui concerne aussi l’idée de service.

En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, il y eut des murmures chez les Hellénistes contre les Hébreux. Dans le service quotidien, disaient-ils, on négligeait leurs veuves.

Ce passage, malgré son allure anodine, et pour tout dire ennuyeuse, semble receler une élaboration de type midrashique à cause de ses allitérations. Les hellénistes (ilinisti) murmurent (telunot) à cause des veuves (almenot) dans le service (shimush). Devant ces murmures, les Douze décident de ne plus « servir, » c’est aux Sept, désormais, de servir. Dans les Actes, les Sept sont liés aux païens, comme les Douze sont liés aux tribus d’Israël. Ce passage signifierait que les païens (les Sept) se sont adjoints aux Juifs (aux Douze) et en tant qu’adjoints (nilevim) ils sont désormais les Lévites (leviim) de la Nouvelle Alliance, d’où l’idée de service.

• Humilité de Moïse.

Autre « correspondance » entre Moïse et Paul :

Moïse était un homme très humble, l’homme le plus humble que la terre ait porté (Nb 12,3)

Or, pour ce qui est de l’humilité, on sait que Paul ne craint personne:

C’est moi, Paul en personne, qui vous en prie, par la douceur et l’indulgence du Christ, moi si humble avec vous face à face, mais absent, si hardi à votre égard (2Co 10, 1)

• Absence et retour de Paul.

Comme, selon le midrash, Moïse devait revenir, Moïse n’est pas vraiment mort. Il est simplement absent et reviendra aux temps messianiques. Tout comme Elie. C’est pourquoi d’ailleurs le midrash chrétien organise un sommet entre le messie et ces deux personnages.

Et voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui (Mt 17,3)

Ce serait aussi la raison pour laquelle Paul parle si souvent de son « absence »:

Eh bien ! Moi, absent de corps, mais présent d’esprit, j’ai déjà jugé, comme si j’étais présent, celui qui a perpétré une telle action au nom du Seigneur Jésus. (1Co 5,3)

Je l’ai déjà dit à ceux qui ont péché précédemment et à tous les autres, et je le redis d’avance aujourd’hui que je suis absent, comme lors de mon second séjour : si je reviens, je serai sans ménagement (2Co 13, 2)
Voilà pourquoi je vous écris cela, étant absent, afin de n’avoir pas, une fois présent, à user de sévérité selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier, et non pour détruire (2Co 13, 10)
Sans doute, je suis absent de corps ; mais en esprit je suis parmi vous (Col 2, 5)

• Pourquoi Paul envoie-t-il des lettres ?

Nous étudions dans cette revue l’hypothèse midrashique. Selon cette hypothèse, les Evangiles ainsi que les corpus Johannique et Paulinien seraient des élaborations midrashiques et ne sauraient fournir d’assise à aucun contenu historique. Cette hypothèse se heurte à une objection fréquente. Le midrash juif se présente habituellement comme un commentaire suivi des livres bibliques. Or les Evangiles n’ont pas cette forme, ils se présentent sous la forme d’une narration, d’un récit qui a toutes les apparences de l’historicité. Quant aux lettres de Paul, elles n’auraient pas d’équivalent dans le midrash juif. En conséquence il faudrait écarter l’hypothèse midrashique. La première objection relative à la forme narrative ne tient pas si l’on s’avise que le midrash sait parfaitement créer des formes proches du récit et qui donnent l’illusion parfaite de l’historicité. C’est le cas des livres de Ruth ou d’Esther qui sont de vraies merveilles dans ce registre.

Georges Perec a produit, sans le savoir, la théorie qui manquait à l’hypothèse midrashique en faisant la preuve expérimentale que même un texte entièrement écrit sous contrainte pouvait donner l’apparence de la narration ordinaire (et même d’une imagination et d’une créativité débordante). L’échec permanent de la « traduction automatique » en est une autre confirmation théorique. Toute langue est ambiguë mais l’hébreu a une longueur d’avance dans ce domaine.

Que fait le rédacteur d’Esther ? Il parcourt une fois de plus le cycle de l’eschatologie. Il fait, une fois de plus, le récit de l’avènement du messie au comble de l’épreuve. Ce récit doit sans cesse être refait pour ne pas que l’idée messianique devienne vide et disparaisse. En effet, confrontée à la réalité de l’absence divine et messianique (exil, souffrances, violence) la communauté pourrait perdre l’espoir messianique. Il faut donc raconter (lehagid / agada) pour accomplir. Et raconter le comble. Combler et accomplir c’est le même mot hébreu (le-male). Le rédacteur d’Esther raconte donc comment le comble est atteint à la cour de Perse. Il y a l’Exil, puis le complot contre les Juifs, puis l’impossibilité de s’approcher du Roi, puis le carnaval des païens qui se prépare. Tout est fait pour dépeindre le comble. Le nom de Dieu est même absent du texte pour cette raison. De même pour Ruth: famine, puis exil, puis union avec des païens et impossibilité d’avoir un fils (un messie). Et dans ces narrations, une fois le comble atteint, on fait advenir le messie. C’est le renversement eschatologique, la hapekha (Cf. Est 9, 1 nahapokh hu, cela se retourna…)

• Envoi de lettres.

Mais la venue du messie ne signifie pas pour autant la fin du récit. Dans Esther, le récit se poursuit par l’envoi de lettres.

Mardochée consigna par écrit ces événements. Puis il envoya des lettres à tous les Juifs qui se trouvaient dans les provinces du roi Assuérus, proches ou lointaines.

C’est la raison pour laquelle ces jours furent appelés les Purim, du mot Pûr. C’est aussi pourquoi, d’après les termes de cette lettre de Mardochée, d’après ce qu’ils avaient eux-mêmes constaté ou d’après ce qui était parvenu jusqu’à eux…

Cet envoi de lettres est double. Il est redoublé par l’envoi de lettres par Esther.

La reine Esther, fille d’Abihayil, écrivit avec toute autorité pour donner force de loi à cette seconde lettre…
et fit envoyer des lettres à tous les Juifs des cent vingt-sept provinces du royaume d’Assuérus, comme paroles de paix et consignes de fidélité,

Pourquoi Mardochée et Esther doivent-ils envoyer des lettres ? D’abord pour annuler celles d’Assuérus. Assuérus avait en effet lui-aussi envoyé des lettres

Il envoya des lettres (sefarim) à toutes les provinces de l’empire, à chaque province selon son écriture et à chaque peuple selon sa langue, afin que tout mari fût maître chez lui.

Ces lettres étaient justement les décrets imprescriptibles qui condamnaient les Judéens. Ces lettres portent deux noms en hébreu sefer 52 (pluriel: sefarim) et igeret (pluriel: igrot 52). Les lettres de Mardochée et d’Esther ne sont pas seulement destinées à annuler les sefarim (lettres/livres) d’Assuérus. Elles sont destinées à annuler d’autres malédictions contenues dans un livre (sefer). Lequel ? Le midrash Rabba sur Esther nous en donne un indice dès l’ouverture de ce midrash :

D’avance la vie te sera hasardeuse, Tu seras dans l’effroi jour et nuit, Sans pouvoir croire en ta vie (Dt 28, 66).

Il s’agit du Deutéronome et de ses malédictions. Il y avait donc de mauvaises nouvelles, puis une bonne nouvelle qui annule les précédentes. Les mauvaises lettres, ce sont celles d’Assuérus et d’Aman. La mauvaise lettre est aussi celle dont parle Isaïe 50,1 : la lettre de répudiation (sefer kritut) par laquelle Dieu aurait abandonné et renvoyé (shalaH) Israël. Ce sont enfin les malédictions du Deutéronome. Sefer52 et igrot52 ont une valence messianique, c’est aussi l’une des raisons pour laquelle, dans le midrash, ils véhiculent la nouvelle messianique. Une bonne nouvelle ne doit-elle pas être propagée par une lettre ? Le messie ne peut-il pas prendre la forme des lettres (igrot) par lesquelles les « mauvaises » lettres sont annulées ? Jérémie pour délivrer l’annonce messianique utilise lui-aussi le moyen d’une lettre.

Voici le texte de la lettre (sefer52)que le prophète Jérémie expédia de Jérusalem à ceux qui restaient des anciens en déportation, aux prêtres, aux prophètes et à tout le peuple, que Nabuchodonosor avait déportés de Jérusalem à Babylone (Jr 29, 1)
…Recherchez (dirshu) la paix (shalom52) pour la ville où je vous ai déportés ; priez Yahvé en sa faveur, car de sa paix dépend la vôtre. Car ainsi parle Yahvé : Quand seront accomplis les soixante-dix ans à Babylone, je vous visiterai et je réaliserai pour vous ma promesse de bonheur en vous ramenant ici. Car je sais, moi, les desseins que je forme pour vous – oracle de Yahvé – desseins de paix et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance (tiqva52).

Le midrash connait donc parfaitement le procédé d’écriture qui consiste à évoquer un évènement tragique ou une bonne nouvelle par l’envoi de courriers et l’arrivée de messagers apportant ces courriers.

Ils envoyèrent à Judas et à ses frères des lettres ainsi conçues : Les nations qui nous entourent sont coalisées contre nous pour nous exterminer. 1M 5, 14. On était encore à lire ces lettres, quand arrivèrent de la Galilée d’autres messagers, les vêtements déchirés, porteurs des mêmes nouvelles :1M 5, 15. De Ptolémaïs, disaient-ils, de Tyr et de Sidon, on s’est coalisé contre nous avec toute la Galilée des Nations pour nous exterminer (1M 5, 10)

mais une seconde lettre vient mettre fin à l’angoisse :

Voici la copie de la lettre qu’ils gravèrent sur des tables de bronze et envoyèrent à Jérusalem pour y être chez les Juifs un document de paix et d’alliance (8,22)

Il s’agit de l’alliance avec Rome. Jonathan envoie une lettre aux Spartiates (des frères) les lettres de bonnes nouvelles sont donc celles qui scellent ici une nouvelle alliance. Le contenu de ces lettres est l’objet d’élaboration midrashique par la Septante puisque les additions dites « Esther Grec » portent essentiellement sur ces lettres.

les Juifs s’engagèrent de plein gré (qiyemu veqiblu) eux, leur postérité, et tous ceux qui s’adjoindraient à eux, à célébrer sans faute ces deux jours-là, d’après ce texte et à cette date, d’année en année.
pour leur enjoindre d’observer ces jours des Purim à leur date, comme le leur avait commandé le Juif Mardochée et de la façon dont on les y avait obligés, eux-mêmes et leur race, en y joignant des ordonnances de jeûne et de lamentations (Est 9, 31)

Donc : le récit est fait pour maintenir-accomplir (le-qayem ma shenemar), ce récit devient ensuite vrai, les devarim (paroles) deviennent des faits (devarim) et ces faits confirment les paroles.

Ainsi le « maamar » d’Esther accomplit les paroles des Purim et cela fut écrit dans un livre (sefer) (Est 9, 32)

• En conclusion, Paul envoie des lettres pour plusieurs raisons :
-Parce qu’il faut commencer la prédication aux païens et annoncer la bonne nouvelle messianique.
-Pour compléter la Bible avec de nouveaux livres (sefarim). Cela lui vaut ce reproche de folie :

Il en était là de sa défense (apologia), quand Festus dit à haute voix : Tu es fou, Paul; ton grand savoir (polla grammata) te fait perdre la tête (Ac 26,24)

où l’on voit

1) que Paul, malgré son humilité n’en finit jamais de faire son « apologie »,

2) que tout ce passage est saturé de signifiants qui tournent autour des ketubim.

polla grammata ce sont les nombreux ketubim ou sefarim (Cf. grammata dans Esther).

Festus dit qu’il n’a rien à écrire et…tout cela devant Agrippa (agraphos, « non écrit »)

– Pour que ces lettres, comme celles d’Esther, soient lues dans la synagogue. Et que le midrash messianique entre dans la liturgie comme le rouleau d’Esther.

Quand cette lettre aura été lue chez vous, faites qu’on la lise aussi dans l’Église des Laodicéens, et procurez-vous celle de Laodicée, pour la lire à votre tour (Col 4, 16)

– Accessoirement, notez que Paul-Saül est un proche de Mardochée car ce dernier est comme lui « fils de Qish » et Benjaminite, la plus « petite » des tribus.

Or, à la citadelle de Suse vivait un Juif nommé Mardochée, fils de Yaïr, fils de Shiméï, fils de Qish, de la tribu de Benjamin (Est 2,5)

Il y avait un homme de Benjamin qui s’appelait Qish, fils d’Abiel, fils de Çeror, fils de Bekorat, fils d’Aphiah, fils d’un Benjaminite, un homme vaillant (1S 9,1)

Nous avons donc deux fils de Qish qui agissent de la même manière: envoi de lettres et recherche de la paix (le messie):

Car le Juif Mardochée ….était un homme considéré par les Juifs, aimé par la multitude de ses frères, recherchant le bien de son peuple et se préoccupant de la paix (doresh tov ve dover shalom) de sa race.

La présence du mot doresh semble avoir inspiré la Septante car ce texte ajoute un passage de nature eschatologique:

Et Mardochée dit : C’est de Dieu qu’est venu tout cela! Si je me remémore le songe que j’eus à ce sujet, rien n’a été omis : ni la petite source qui devient un fleuve, ni la lumière qui brille, ni le soleil, ni l’abondance d’eaux. Esther est ce fleuve, elle qu’épousa le roi et qu’il fit reine. Les deux dragons, c’est Aman et moi.

De même la Septante suscite un lévite qui apporte la lettre :

La quatrième année du règne de Ptolémée et de Cléopâtre, Dosithée qui se disait prêtre et lévite, ainsi que son fils Ptolémée, apportèrent la présente lettre concernant les Purim. Ils la donnaient comme authentique et traduite par Lysimaque, fils de Ptolémée, de la communauté de Jérusalem.

Or en 2Tm 4, 13 Timothée doit apporter des livres.

– La lettre permet de figurer l’absence de Paul et son retour comme celui de Moïse prévu par les textes.
– Paul doit annuler lui aussi une malédiction et de mauvaises lettres. Lesquelles ? Les siennes d’abord:

et lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s’il y trouvait quelques adeptes de la Voie, hommes ou femmes, il les amenât enchaînés à Jérusalem (Ac 9,2)

Il annonce donc lui aussi la venue du messie qui doit annuler les malédictions de certains sefarim.

Car le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile

Par exemple les malédictions qui sont formulées dans le Deutéronome. Celles qui visent Israël s’il n’obéit pas à toutes les lois (Dt 28, 15). Il s’agit donc de lettres midrashiques :

Notre lettre, c’est vous, une lettre écrite en nos cœurs, connue et lue par tous les hommes (2Co 3,2)

La peshitta comprend : cette lettre est écrite par vous. Paul n’écrit pas de lettres, il continue la Bible, comme le faisait déjà le Livre d’Esther.

Vous êtes manifestement une lettre du Christ (igeret mashiaH) remise à nos soins, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs (2Co 3, 3)

Pour conclure: le genre épistolaire présente une forte affinité avec le contenu messianique. Voyez à des siècles de distance ce que fait Maïmonide avec son Epître au Yemen (igeret teman) qui vise à préciser la doctrine messianique.

• La lecture du Deutéronome.

Sur plus de 320 citations clairement issues de l’Ancien Testament qui émaillent le NT, le Deutéronome est le troisième fournisseur après les Psaumes et Isaïe. C’est donc une source importante des élaborations midrashiques des textes chrétiens. Le Deutéronome a été lu de manière midrashique car il présente des caractéristiques particulières. En tant que dernier livre du Pentateuque, il est la fin (hébreu : sof) de la Tora. Il est aussi nommé mishné tora, la répétition de la Tora. Or, du point de vue du midrash, toute répétition doit signifier quelque chose de nouveau. Le Deutéronome fera donc l’objet d’une intense lecture midrashique. En effet, la simple idée de « fin de la Tora » est déjà problématique car Dieu et sa parole sont infinis. Pour le midrash chrétien, le Deutéronome sera la fin de la loi et la loi de la fin (telos nomou). Le Deutéronome contient plusieurs discours de Moïse dont un Cantique, qui ont été lus de manière prophétique car leur auteur est sur le point de mourir. De même que Jacob au moment de sa mort prophétise sur l’avenir de ses fils, Moïse voit l’avenir des 12 Tribus et le dévoile dans un langage obscur, source naturelle d’élaborations midrashiques. Le midrash a précisément pour objet de combler les failles et d’interpréter ce qui est obscur. Dès le début du Deutéronome, Dieu encourage Moïse et les hébreux qui semblent hésitants, à entrer dans la terre et à hériter : haHel resh : commence le partage ! hérite ! (Dt 2,24). Or ce thème de l’entrée dans la terre est lu de manière messianique car c’est le messie qui devait faire entrer Israël sur sa terre. De plus Moïse fait de vastes récapitulatifs de l’histoire d’Israël qui seront le modèle du discours d’Etienne par exemple. Moïse parle alors au parfait, mais ce parfait peut être lu au futur. On peut donc lire le Deutéronome au futur : cela donne alors des choses curieuses :

je prendrai donc vos chefs de tribus hommes sages et d’expérience, et je vous les donnerai pour chefs : chefs de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines, et scribes pour vos tribus.

On aurait donc, si on lit le Deutéronome au futur, un programme messianique à accomplir par le prophète de la fin des temps, d’autant que le Deutéronome fait un usage intensif de l’expression ba’et hahi (en ce temps là) qui est toujours lue dans le registre de l’eschatologie. Le Deutéronome annonce lui-même la venue d’un second Moïse à la fin des temps.

Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi, je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai. Dt 18, 18

Notons aussi que le Deutéronome passe du récit à la troisième personne au récit raconté par Moïse à la première personne. Or les Actes présentent cette caractéristique.

 

• Correspondances entre les Épîtres et le Deutéronome.

Dans la Section va-etHanan, Moïse demande la grâce d’entrer et de faire entrer (et de faire hériter). Dieu refuse et décide que c’est Josué qui fera hériter (rsh). Paul accomplirait le Deutéronome, fin de la loi et loi de la Fin. Moïse dit dans le Deutéronome : haHel resh (2, 24) commence le partage, hérite ! Et il installe Josué. Paul commence donc ce reshet d’où l’importance de tout ce qui est prémices (reshit, etc…). Paul annonce donc un Josué-messie comme réparation de la malédiction du Deutéronome. Vous avez été punis (Moïse n’entre pas), mais Josué vous fera entrer.

 

•Notoriété des chaînes de Paul.

en effet, dans tout le Prétoire et partout ailleurs, mes chaînes ont acquis, dans le Christ, une vraie notoriété (Ph 1,13)

La plupart du temps, les chaînes sont liées à la prédication. Cela s’explique par le fait que le grec desmios traduit mosrot (cordes, ceintures, chaînes) qui est la même racine que musar, l’enseignement, la tradition, la correction elle-même liée à la bina (Pr 4, 1).

 

• Paul et l’apparition.

Les Épîtres tiennent à nous rassurer sur le point de savoir si le Seigneur est bien apparu à Paul.

Et, en tout dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi…(1Co 15,8)
N’ai-je pas vu…notre Seigneur ? (1Co 9,1)

Ce serait pour faire écho à un doute de Moïse. Moïse craint ceci :

Et s’ils ne me croient pas et n’écoutent pas ma voix, mais me disent : Yahvé ne t’est pas apparu ? (Ex 4,1)

Dieu lui permet alors de faire deux miracles pour que les hébreux croient enfin que Dieu lui est bien apparu: le bâton transformé en serpent et la main lépreuse. Le premier miracle ne vous rappelle rien ? Pourtant en Actes 28, Paul jette du bois (dans le feu) et un serpent apparaît. Yahvé dit encore à Moïse : Mets ta main dans ton sein. Il mit la main dans son sein, puis la retira, et voici que sa main était lépreuse, blanche comme neige. Yahvé lui dit : Remets ta main dans ton sein. Il remit la main dans son sein et la retira de son sein, et voici qu’elle était redevenue comme le reste de son corps (Ex 4,7). Or à la grande surprise des Barbares de Malte, la main de Paul n’a effectivement rien, et devant ce second miracle ces barbares croient pour accomplir le verset : s’ils ne te croient pas et ne sont pas convaincus par le premier signe, ils croiront à cause du second signe. Notez l’humour du midrash: les barbares d’Ac 28,4 sont des spécialistes en midrash. Ils savent que Paul est un assassin (Moïse a tué un Égyptien) qu’il vient d’échapper à la mer (la mer rouge) et ils se mettent à dire que c’est un Dieu parce qu’ils ont lu Exode 7,1 : Vois, j’ai fait de toi un dieu pour Pharaon.

Comme Paul ramassait une brassée de bois sec et la jetait dans le feu, une vipère, que la chaleur en fit sortir, s’accrocha à sa main. Quand les indigènes virent la bête suspendue à sa main, ils se dirent entre eux : Pour sûr, c’est un assassin que cet homme : il vient d’échapper à la mer, et la vengeance divine ne lui permet pas de vivre. …Ils s’attendaient à le voir enfler ou tomber raide mort. Après avoir attendu longtemps, voyant qu’il ne lui arrivait rien d’anormal, ils changèrent d’avis et se mirent à dire que c’était un dieu (Ac 28, 2-6)

 

• Deux ou trois témoins.

Le Deutéronome contient ce verset :

Un seul témoin ne peut suffire pour convaincre un homme de quelque faute ou délit que ce soit ; quel que soit le délit, c’est au dire de deux ou trois témoins que la cause sera établie (Dt 19, 15)

En même temps, le Deutéronome est lui-même un témoin, dans le sens hébraïque du terme : celui qui doit avertir. On y trouve la péricope ha’azinu (où le ciel et la terre sont les avertisseurs-témoins d’Israël) ainsi qu’un « cantique-témoin »:

Écrivez maintenant pour votre usage le cantique que voici; enseigne-le aux Israélites, mets-le dans leur bouche, afin qu’il me serve de témoin contre les Israélites ( Dt 31, 19)

C’est pourquoi on trouve un peu partout dans les Épîtres le rappel de ces témoins, et souvent sans raison apparente :

C’est la troisième fois que je vais me rendre chez vous. Toute affaire se décidera sur la parole de deux témoins ou de trois ( 2Co 13,1)
N’accueille d’accusation contre un presbytre que sur déposition de deux ou trois témoins (1Tm 5,19)
Quelqu’un rejette-t-il la Loi de Moïse ? Impitoyablement il est mis à mort sur la déposition de deux ou trois témoins (Hb 10, 28)

• Loi sur les attelages interdits.

Tu ne laboureras pas avec un bœuf et un âne ensemble. (Dt 22, 10)

Ne formez pas d’attelage disparate avec des infidèles. Quel rapport en effet entre la justice et l’impiété ? Quelle union entre la lumière et les ténèbres ? (2Co 6, 14)

• Racine d’amertume.

Dans un verset qui met en garde Israël contre l’idolâtrie, le Deutéronome s’exprime ainsi :

Qu’il n’y ait pas parmi vous de racine (shoresh) d’où lèvent le pavot (rosh) et l’absinthe ! (Dt 29, 17),

Paul reprend cette idée dans l’épître aux Hébreux:

veillant…à ce qu’aucune racine amère (shoresh rosh) ne pousse des rejetons et ne cause du trouble, ce qui contaminerait toute la masse (Hb 12,15.)

• Quelques éléments indiquant une lecture midrashique du Deutétonome.

• Dans le Cantique de Moise, le verset Dt 32, 36 : Car il va voir que leur vigueur s’épuise, qu’il ne reste plus ni libre, ni serf, contient une idée reprise par Paul : il n’y a ni esclave ni homme libre (Ga 3, 28).
• Dans la péricope ha-azinu (Dt 32,7) Rappelle-toi les jours d’autrefois (zekhor yemot ‘olam) peut être lu : souviens toi que le monde mourra. Thème très paulinien.
• En Dt 32, 44 : Moïse vint avec Josué fils de Nûn, et prononça aux oreilles du peuple toutes les paroles de ce cantique (shira), le grec de la Septante a « logous tou nomou » autrement dit le traducteur avait sous les yeux un verset ou il n’y avait pas shira mais Tora. Cela conforte l’idée que le Deutéronome pourrait avoir été lu comme une nouvelle loi.
• En Dt 34, 2 : tout le pays de Juda jusqu’à la mer Occidentale (yam aHarona) le commentaire midrashique nommé sifre lit yom aHaron (dernier jour).
• Ils m’ont rendu jaloux avec un néant de dieu, ils m’ont irrité par leurs êtres de rien ; eh bien ! Moi, je les rendrai jaloux avec un néant de peuple, je les irriterai au moyen d’une nation stupide ! Dt 32, 21 Ce verset est directement cité par Paul : Déjà Moïse dit : Je vous rendrai jaloux de ce qui n’est pas une nation, contre une nation sans intelligence (Rm 10, 19)
• A partir de Dt 3, 24 on commence à avoir au lieu du simple tétragramme, la forme redoublée Adonai YHVH. Ce redoublement du tetragramme qui vaut 52 a été lu comme indice du contenu messianique du Deutéronome.
• Ce n’est pas avec nos pères que Yahvé a conclu cette alliance mais avec nous (itanu), nous-mêmes (anaHnu) qui sommes ici (ele po hayom) aujourd’hui tous vivants. Ce verset est lu comme s’adressant aux lecteurs actuels du Deutéronome. De plus « vivant » est toujours lu « ressuscité ».
• En Dt 34,9 il est dit que : Josué fils de nun rempli de l’esprit de sagesse ; male ruaH Hokhma a la valeur messianique (358).
• De nombreux Pères de l’Eglise ont fait une lecture eschatologique du Deutéronome. Exemple: En plus de ceux-ci, il (Moïse) ajoute une nouvelle série de lois. On appelle cette nouvelle série Deutéronome. Dans ce Livre, on trouve aussi des écrits prophétiques qui concernent : notre Seigneur Jésus Christ, le peuple, l’appel des autres peuples et le royaume de Dieu (Irénée de Lyon, Exposé de la Prédication des Apôtres)
• Jean résume tout cela en deux versets : Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit. Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles ? Jn 5, 46-47. Autrement dit : c’est simple, le Deutéronome ne parle que du messie. Et donc, si vous ne croyez pas au messie du Deutéronome, vous ne croyez pas en Moïse et vous n’êtes pas des Juifs. CQFD.
• En dehors de la section ha-azinu dont la haftara est constituée pas le Cantique de David (2S 22,1) toutes les sections du Deutéronome pointent vers l’eschatologie du livre d’Isaïe. Ainsi la péricope réé a pour haftara : ‘ania so’ara (Is 54, 11) la péricope ki-tetsé a pour haftara: rani ‘aqara (Is 54,1). Deux sections (va-etHanan et shoftim) pointent vers deux haftarot d’Isaïe qui contiennent un redoublement (naHamu, naHamu, Is 40,1 et Anokhi, Anokhi Is 51, 12). Ce redoublement est naturellement interprété comme l’indication que Dieu fait toutes choses deux fois et qu’il agira donc à la fin des temps.