Folie, sagesse, scandale
Folie, sagesse et scandale.
Il ne s’agit pas ici d’expliquer le passage de 1 Corinthiens. Un tel projet serait d’ailleurs téméraire étant donné la complexité de la théologie paulinienne, qui est, au dire des experts, d’une grande profondeur. On peut cependant faire remarquer ceci: si on suppose que ce texte est une traduction de l’hébreu alors ce passage serait construit autour de quelques assonances alternées.
1Co 1.17 – Car le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ. 1.18 – Le langage de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. 1.19 – Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et l’intelligence des intelligents je la rejetterai. 1.20 – Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? 1.21 – Puisqu’en en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie du message qu’il a plu à Dieu de sauver les croyants. 1.22 – Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, 1.23 – nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens,
mikshol : l’obstacle, le “scandale”
kesel : la folie
sekel : l’intelligence (qui a donné haskala, les lumières)
qui sonne comme seqila :la lapidation
sans compter :qeles : la moquerie, la risée (Ez 16,31)
shekhol la stérilité (Is 47,8)
Ce faisant, Paul n’innove en rien, car déjà l’Ecclésiaste s’autorisait de tels jeux d’assonances: ainsi en Qo 7,25 on nous dit que la méchanceté est insensée (kesel) et la sottise (sikhlut) une folie. Il nous manque cependant dans le texte paulinien un terme essentiel : le mot hébreu pour la croix, qui est au centre de ce passage. On peut faire l’hypothèse qu’un terme comme masqal figurait ici pour “croix” (Cf. Le terme masqal en Ethiopien pour Croix) Il existe aussi en hébreu tardif le terme alakson. Ce terme vient du grec loxos qui signifie diagonale, oblique, ambigu. Il désigne aussi l’hypoténuse d’un triangle, et intervient dans tout ce qui touche à l’élévation (via la notion d’élévation au carré, ribuy). Étant donné que alakson sonne comme Alexandre ou Alexandrie, on ne sera pas étonnés de trouver la mention de ces noms tout près de la croix. Et ceci, notons-le, aussi bien dans les textes juifs que chrétiens, en voici deux exemples:
Quand le fils de Hamedata voulait monter à Alexandrie
(ou: sur la croix) de Bar Pandera (Targum shéni Esther 7,10)
Et ils requièrent, pour porter sa croix, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre… (Mc 15, 21)
Notez que vous avez ici deux créations de noms propres par métonymie. Une avec Alexandre, mais aussi une autre avec Simon de Cyrène. En effet, l’hébreu qeren est souvent associé à yeshu’a (Jésus ou Salut)
Le verset 23 devient ainsi :
nous proclamons, nous, un Christ sur la croix (masqal), scandale (mikshol) pour les Juifs et folie (kesel) pour les païens, mais pour les appelés… sagesse (sekel)
Mais ce n’est pas tout : kesel signifie folie, mais aussi espoir, assurance, confiance. Et sakel, mesakela (shin, kaf, lamed) est aussi l’avortement, ce qui serait ici hors sujet si Paul ne se définissait lui-même en 1Co 15,8, comme avorton. Les Ecrits pauliniens renferment d’innombrables passages de ce genre. On n’est donc pas seulement devant des textes difficiles, mais devant des valises à double fond.
En quoi ce que nous savons du midrash paulinien, nous permet-il d’expliquer ces jeux de mots ?
Dans les Actes, la prédication chrétienne a élaboré le midrash sur Saul-Paul pour diffuser sa doctrine. Les Actes sont un midrash qui se développe sur plusieurs plans. C’est un midrash multi-accomplissant et affirmatif. Il n’est pas défensif.
Dans les Epitres, en revanche on trouve un style plus polémique, plus argumentatif. C’est que le midrash sur Saul-Paul a suscité bien des étonnements et des incompréhensions. La littérature dite “pseudo-clémentine” témoigne qu’il y a eu une opposition chrétienne à ce midrash : c’est Pierre, et non Paul, qui y devient l’apôtre des Gentils et qui porte la parole.
Incompréhensions : comment se fait-il que Dieu ait utilisé Saül (finalement le type même de l’homme déchu) pour annoncer son message ? Saül est en effet un roi fou, c’est même le seul fou de la bible. Il est lâche et faible. C’est un persécuteur (de David).
Paul, qui est Saul, reprend à sa charge tous ces attributs. La question précédente devient celle-ci : pourquoi est-ce un persécuteur (Paul) qui est le porteur de la parole ? et aussi bien : pourquoi est-ce le peuple juif déchu qui annonce le Christ aux païens ?
Il y a en fait plusieurs questions qui se superposent et coïncident. Pourquoi Saül ? Pourquoi Paul ? Pourquoi les Juifs ? Pourquoi la croix ? (pourquoi un dieu déchu, faible, trahi…). Ces questions correspondent (comme dans le Seder de la Pâque juive) à divers types d’auditeurs. Les Juifs demanderont : pourquoi Saül ? (ils sont d’ailleurs les seuls à savoir qui est Saül). Les païens demanderont : pourquoi les Juifs ? Juifs et païens demanderont : pourquoi Paul ? Pourquoi est-ce cet avorton qui est le porteur de la parole de Dieu. Et pourquoi la croix ?
Un des paradoxes de la prédication chrétienne est en effet le suivant : elle annonce un nouveau dieu et la fin du peuple élu, mais elle doit répondre à cette question des païens: vous êtes, vous les juifs qui nous annoncez le Christ, un peuple dont vous dites qu’il est déchu. Pourquoi devrions-nous vous écouter ? Question de bon sens et de logique élémentaire. C’est le paradoxe d’Epiménide le menteur.
Une seule réponse possible : les païens eux même sont l’instrument de Dieu. Le plan divin avait prévu de toute éternité une place pour les païens. Ce plan est d’une sagesse antérieure et supérieure à toute sagesse humaine. Celle-ci est donc invalidée. Et donc rendue folle. Du même coup on « comprend » a posteriori pourquoi Saül a été rendu fou : c’est pour manifester ce changement de plan divin. Il faut que ce soit Paul, le persécuteur, qui se « retourne » et prêche le nouveau plan divin, Saül lui-même doit reconnaître en David, le nouvel oint, et les Juifs reconnaître leur déchéance et proclamer l’entrée des païens.
D’où 1Co 1,27 :
Mais ce qu’il y a de fou (nevala) dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde (les païens) voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort (les Juifs )
Ou bien :
Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner les faibles.
La folie et la faiblesse de Paul sont donc bien celles de Saül
Moi-même, je me suis présenté à vous faible (asthenia), craintif et tout tremblant (1Co 2, 3)
Texte extrait de l’ouvrage « Un étranger sur le toit » de Maurice MERGUI