Deux curieux rituels
Deux curieux rituels
Cet article s’inscrit dans le cadre de la discussion sur le Kol Nidré. En effet, dans l’étude du Kol Nidré, une question préalable s’impose. Celui-ci est-il vraiment un rituel ? Pour avancer dans la réponse à cette question, nous examinons ici deux « rituels » – ou qui se présentent en tout cas comme tels dans la Bible – mais qui en réalité sont, selon nous, analogues à des élaborations midrashiques.
• La lèpre qui frappe les « maisons ».
Selon certains auteurs qui ont étudié la question sous l’angle purement scientifique, il est peu probable que la lèpre ait jamais existé en Palestine. Mais les savants peuvent bien entendu se tromper. Néanmoins, à supposer même que la lèpre ait existé dans la région, il s’agit d’une maladie qui frappe l’être humain, et en aucun cas les objets ou les maisons. Or, Lv 14, 33 à 53 nous parle longuement d’un rituel qu’il faut accomplir dans le cas d’une maison qui serait devenue lépreuse.
Lv 14, 33. … Si je frappe de la lèpre une maison du pays que vous posséderez,son propriétaire viendra avertir le prêtre et dira : J’ai vu comme de la lèpre dans la maison. Le prêtre ordonnera de vider la maison avant qu’il ne vienne examiner le mal; ainsi rien ne deviendra impur de ce qui s’y trouve. Après quoi le prêtre viendra observer la maison, et si, après examen, il constate sur les murs de la maison des cavités verdâtres ou rougeâtres qui font creux dans le mur, le prêtre sortira de la maison, à la porte, et il la fera fermer sept jours. Il reviendra le septième jour et si, après examen, il constate que le mal s’est développé sur les murs de la maison, il ordonnera que l’on retire les pierres attaquées par le mal et qu’on les jette hors de la ville en un lieu impur. Puis il fera gratter toutes les parois intérieures de la maison et l’on répandra le crépi ainsi détaché dans un lieu impur à l’extérieur de la ville.On prendra d’autres pierres pour remplacer les premières et un autre enduit pour recrépir la maison. Si le mal prolifère à nouveau après l’enlèvement des pierres, le décapage et le crépissage de la maison, le prêtre viendra l’examiner; s’il constate que le mal s’est développé, c’est une lèpre contagieuse dans la maison; celle-ci est impure. On la démolira, on portera dans un lieu impur, hors de la ville, ses pierres, ses charpentes et tout son crépi. Quiconque entrera dans la maison, pendant tout le temps qu’on la tient fermée, sera impur jusqu’au soir. Quiconque y couchera devra nettoyer ses vêtements. Quiconque y mangera devra nettoyer ses vêtements. Mais si le prêtre, lorsqu’il vient examiner le mal, constate qu’il ne s’est pas développé dans la maison après le crépissage, il déclarera pure la maison, car le mal est guéri. En vue d’un sacrifice pour le péché de la maison, il prendra deux oiseaux, du bois de cèdre, du rouge de cochenille et de l’hysope. Il immolera un des oiseaux sur un pot d’argile au-dessus d’une eau courante. Puis il prendra le bois de cèdre, l’hysope, le rouge de cochenille et l’oiseau encore vivant, pour les plonger dans le sang de l’oiseau immolé et dans l’eau courante. Il fera sept aspersions sur la maison et, après avoir fait le sacrifice pour le péché de la maison par le sang de l’oiseau, l’eau courante, l’oiseau vivant, le bois de cèdre, l’hysope et le rouge de cochenille, il lâchera l’oiseau vivant hors de la ville, dans la campagne. Le rite d’expiation ainsi fait sur la maison, elle sera pure. Telle est la loi concernant tous cas de lèpre et de teigne, la lèpre des vêtements et des maisons,
La plupart des commentateurs, y compris Rashi, ne remettent pas en cause l’existence physique de cette « lèpre des maisons ». D’ailleurs dans un passage de Sanhédrin 71a que nous reproduisons ici, deux Docteurs affirment qu’ils ont vu, de leurs yeux vu, ce type de lèpre.
כמאן אזלא הא דתניא בית המנוגע לא היה ולא עתיד להיות ולמה נכתב דרוש וקבל שכר כמאן כר’ אלעזר בר’ שמעון דתנן ר’ אלעזר ברבי שמעון אומר לעולם אין הבית טמא עד שיראה כשתי גריסין על שתי אבנים בשתי כתלים בקרן זוית ארכו כשני גריסין ורחבו כגריס מאי טעמא דר’ אלעזר ברבי שמעון כתיב קיר וכתיב קירות איזהו קיר שהוא כקירות הוי אומר זה קרן זוית תניא אמר רבי אליעזר בר’ צדוק מקום היה בתחום עזה והיו קורין אותו חורבתא סגירתא אמר רבי שמעון איש כפר עכו פעם אחת הלכתי לגליל וראיתי מקום שמציינין אותו ואמרו אבנים מנוגעות פינו לשם:
Mais, comme toujours, c’est le Talmud lui-même qui va introduire un doute dans cette belle unanimité. Les lecteurs de cette revue n’en seront pas étonnés. Nous avons déjà connu pareil retournement de situation avec la Reine de Saba. C’est un personnage présenté dans la Bible comme historique, et soudain, un Docteur vient prétendre qu’elle n’a jamais existé. Or, dans notre passage, un certain Rabbi Elé’azar fils de Rabbi Shim’on prétend que l’existence d’une lèpre des maisons est exclue. Résumons: dans le même passage, deux Docteurs qui ont vu cette lèpre des maisons et un Docteur qui nie son existence. Voyons la traduction de ce passage.
Qui est l’auteur de cet enseignement qui dit qu’il n’a jamais existé de maison lépreuse et qu’il n’en n’existera jamais ? Pourquoi dans ce cas l’Ecriture en parle-t-elle ? Cherche, et tu en recevras ta récompense. Qui est donc cet auteur? Il s’agit de R. Elé’azar b. R. Shim’on. En effet, il a été enseigné: R. Elé’azar b. R. Shim’on a dit : une maison ne peut être déclarée impure tant qu’on n’a pas observé deux tâches de la grosseur de deux grains sur deux pierres, dans deux murs dans un angle de la maison. La longueur de la plaie devra être de deux grains, et sa largeur, d’un grain. – Quelle est la preuve avancée par R. Elé’azar b. R. Shim’on ? Il est écrit : qir (mur, au singulier) et il est écrit: qirot (murs, au pluriel) (Lv 14,37). Quel est le « mur » qui peut être considéré comme des « murs » ? Il ne peut donc s’agir que d’un angle formé par deux murs. On a enseigné : R. Eli’ezer b. R. Tsadoq a dit : Il y avait un endroit dans la région de Gaza qu’on appelait Hurbata saghirta. R. Shim’on de Kfar ‘Aco a rapporté : Un jour, je suis allé en Galilée, et j’ai vu un endroit qu’on marquait d’un signe. On m’a dit qu’on avait apporté là des pierres lépreuses. (Sanhedrin 71a)
Les exégètes rationalistes comme Maïmonide sont bien conscients qu’il ne s’est jamais vu de lèpre frappant des objets. Ils doivent donc admettre qu’il s’agit d’un phénomène surnaturel. « Cette modifications dans les tissus et les maisons que la Tora désigne sous le nom de lèpre, n’est pas un phénomène normal, mais c’est un signe et un prodige suscité en Israël afin de mettre le peuple en garde contre la médisance, car celui qui médit de son prochain, les murs de sa maison se modifient ». Rashi ainsi que la plupart des commentateurs croient que la lèpre des maisons existe bien, même si le sens de cette plaie devient au fil de leur plume de plus en plus métaphorique. De plus, ils assignent tous à cette plaie la fonction de punir la médisance. Mais on vient de voir que le Talmud lui-même introduit un doute quant à l’existence physique de la maison lépreuse. Car même si Rabbi Eli’ézèr fils de Rabbi Tsadoq et Rabbi Shim’on de Kfar ‘Acco prétendent qu’une telle maison a existé, il reste qu’un Docteur nie cette possibilité.
• Lapidation du fils rebelle (moré)
Curieusement, nous retrouvons avec le fils rebelle la même séquence que dans la lèpre des maisons. En ce sens que le texte biblique couvre de son autorité ce qu’il présente comme un rituel, mais que le Talmud confirme et infirme en même temps ce pseudo-rituel biblique.
Si un homme a un fils dévoyé et rebelle (sorer u-moré), qui ne veut écouter ni la voix de son père ni la voix de sa mère, et qui, châtié par eux, ne les écoute pas davantage, son père et sa mère se saisiront de lui et l’amèneront dehors aux anciens de la ville, à la porte du lieu. Ils diront aux anciens de sa ville : Notre fils que voici se dévoie, il est indocile et ne nous écoute pas, il est débauché et buveur. Alors tous ses citoyens le lapideront jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tu feras disparaître le mal du milieu de toi, tout Israël l’entendra dire et craindra (Dt 21,18-21)
Le même passage de Sanhédrin 71a doute de l’existence réelle d’un tel rituel.
כמאן אזלא הא דתניא בן סורר ומורה לא היה ולא עתיד להיות ולמה נכתב דרוש וקבל שכר כמאן כרבי יהודה איבעית אימא ר’ שמעון היא דתניא אמר רבי שמעון וכי מפני שאכל זה תרטימר בשר ושתה חצי לוג יין האיטלקי אביו ואמו מוציאין אותו לסקלו אלא לא היה ולא עתיד להיות ולמה נכתב דרוש וקבל שכר. אמר ר’ יונתן אני ראיתיו וישבתי על קברו.
Qui est l’auteur de cet enseignement qui dit que le (rituel) du fils dévoyé et rebelle n’a pas existé et n’existera jamais ? Dans ce cas, pourquoi l’Ecriture en fait-elle état? Cherche, et tu en seras récompensé. Qui en est donc l’auteur ? C’est R. Yéhuda. On peut dire aussi qu’il s’agit de R. Shim’on, puisqu’il a été enseigné que R. Shim’on a dit : est-ce parce que ce fils a mangé un morceau de viande et bu une demi-mesure de vin italien que son père et sa mère vont le condamner à être lapidé ? C’est donc que (ce rituel) n’a jamais existé et n’existera jamais. Pourquoi alors l’Ecriture en fait état ? Cherche, et tu seras récompensé !. Mais Rabbi Yonatan a dit : Moi, je l’ai vu, et je me suis même assis sur sa tombe.
On voit donc qu’il s’agit de la même séquence. Noter aussi la présence commune de l’énoncé énigmatique: derosh veqabel sakhar. A la question très naturelle du lecteur (- Mais si ces rituels n’existent pas, comment est-il possible que la Bible en parle ?) le Talmud répond: cherche et tu en seras récompensé.
Pour aller à l’essentiel: Les deux textes bibliques traitent en réalité de l’idolâtrie, ou plus exactement de cette tendance rémanente des Hébreux à l’hérésie, thème abondamment traité par l’ensemble des Prophètes. Nos deux rituels ne sont pas des rituels. Ce sont des pseudo-rituels qui fonctionnent comme des midrashim. Nous avons établi ailleurs que la lèpre qui frappe Miriam sanctionne non pas la médisance mais la révolte religieuse, l’hérésie, la nida, toutes choses qui portent dans la tradition rabbinique le nom générique d’idolâtrie. C’est elle qui risque de provoquer la destruction des maisons (les deux maisons sont les deux Temples). C’est cela la « lèpre des maisons ». Lévitique Rabba lit d’ailleurs tout ce rituel en référence à la destruction du Temple, il indique par exemple:
« Il démolira la maison » renvoie à « il renversa le Temple » (Esd 5,12).