La parabole du semeur
La parabole du semeur
Chercher de nouvelles interprétations à la parabole du semeur est une entreprise qui peut sembler bien inutile puisque le texte même des Evangiles a eu l’heureuse idée de nous donner l’interprétation de ce passage.
Mt 13, 3 …Il disait : Voici que le semeur est sorti pour semer. Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout manger. D’autres sont tombés sur les endroits rocheux où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé, parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre ; mais une fois le soleil levé, ils ont été brûlés et, faute de racine, se sont desséchés. D’autres sont tombés sur les épines, et les épines ont monté et les ont étouffés. D’autres sont tombés sur la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende qui a des oreilles !
Chercher de nouvelles interprétations à la parabole du semeur est une entreprise qui peut sembler bien inutile puisque le texte même des Evangiles a eu l’heureuse idée de nous donner l’interprétation de ce passage.
Lc 8,11 Voici donc ce que signifie la parabole : La semence, c’est la parole de Dieu. 8.12 Ceux qui sont au bord du chemin sont ceux qui ont entendu, puis vient le diable qui enlève la Parole de leur cœur, de peur qu’ils ne croient et soient sauvés….
Mt 13, 20 … Celui qui a été semé sur les endroits rocheux, c’est l’homme qui, entendant la Parole, l’accueille aussitôt avec joie ; 13.21 mais il n’a pas de racine en lui même, il est l’homme d’un moment : survienne une tribulation ou une persécution à cause de la Parole, aussitôt il succombe. 13.22 Celui qui a été semé dans les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction de la richesse étouffent cette Parole, qui demeure sans fruit. 13.23 Et celui qui a été semé dans la bonne terre, c’est celui qui entend la Parole et la comprend : celui là porte du fruit et produit tantôt cent, tantôt soixante, tantôt trente.
Précisément, cette explication est bien ce qui fait problème. Dans le midrash juif, il est inhabituel que le texte nous donne aussi rapidement l’explication d’une parabole. Il faut plutôt la chercher assez longuement. La clé de la compréhension est souvent bien dissimulée ou disséminée un peu partout. C’est pourquoi d’ailleurs, plusieurs auteurs ont soutenu que cette explication évangélique était probablement tardive et interpolée. En effet, puisqu’on nous a donné le sens de la parabole pourquoi mentionner cette formule qui a des oreilles entende qui vise plutôt à persuader l’auditeur qu’il n’a rien compris ?
Ainsi donc, selon l’explication « officielle »: la semence, c’est la parole de Dieu, et la Terre serait le cœur de l’homme. Selon cette lecture, les quatre « destins » des graines se présentent comme trois échecs initiaux suivis d’un succès final :
Et ce qui est dans la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant entendu la Parole avec un cœur noble et généreux, la retiennent et portent du fruit par leur constance.
Nous proposons ici de faire abstraction de cette explication évangélique et de refaire le travail attendu de l’auditeur de paraboles : le texte nous parlerait peut être de choses beaucoup plus complexes. Le quatrième destin des graines, leur multiplication, ne serait peut être pas une issue aussi idéale que nous le pensons. De même le sens des trois destins initiaux des dites graines (les oiseaux, le sol rocheux et les épines) ne serait pas aussi évident.
Pour ouvrir le champ à d’autres lectures possibles, il nous faut d’abord régler une question centrale : que signifie réellement le terme semer dans le midrash juif ? Le Traité talmudique Avoda Zara 5b commentant un verset d’Isaïe :
Heureux serez vous de semer partout où il y a de l’eau… (Is 32,10)
nous explique ceci : semer, c’est s’occuper de Tora et de bonnes actions, comme il est dit : Faites vous des semailles selon la justice, moissonnez à proportion de l’amour (Os 10, 12)
L’Ecclésiaste contient en outre ce verset :
Le matin, sème ton grain, et le soir, ne laisse pas ta main inactive, car de deux choses tu ne sais pas celle qui réussira, ou si elles sont aussi bonnes l’une que l’autre (Qo 11, 6).
Autrement dit, il ne faut pas cesser d’étudier et de cultiver les bonnes actions, quelles que soient les circonstances.
• La Loi d’Israël et l’entrée des païens.
Le passage concernant les oiseaux du ciel (‘of hashamayim) est susceptible d’une double lecture. Les grains tombent-ils dans une bonne intention (celle de nourrir les oiseaux) ou par négligence, voire par méchanceté (abandonner volontairement la loi) ?
Le semeur de notre parabole (Israël, qui doit donc semer en tous terrains : étudier sans relâche la Loi et l’appliquer en tous pays et en tout temps) semble donc appliquer le verset de Qo 11, 6.
De ce fait, la loi qu’il sème et qui est picorée par les oiseaux n’est pas un échec. Ces oiseaux seraient en effet les païens. Et donc, sans même le vouloir, Israël diffuse la loi dans le monde (les semences tombent involontairement sur le chemin).
Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent
nous dit l’Evangile lui même. Les païens ne sèment pas, c’est Israël qui sème.
Mais alors pourquoi Luc ajoute-t-il cette idée de « fouler aux pieds » ?
Le semeur est sorti pour semer sa semence. Et comme il semait, une partie du grain est tombée au bord du chemin ; elle a été foulée aux pieds et les oiseaux du ciel ont tout mangé (Lc 8,5)
On retrouverait ici la trace d’une élaboration midrashique très classique, celle de l’avertissement et de la menace. Si Israël abandonne la loi, la conséquence en sera la fin des temps précoce et l’entrée des païens à qui le messie donnera la Loi en lieu et place d’Israël.
• La Loi et le Roc
13,5 D’autres sont tombés sur les endroits rocheux où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre ; mais une fois le soleil levé ils ont été brûlés et, faute de racine, se sont desséchés
La Parabole du semeur est un texte extrêmement construit. C’est une mécanique textuelle de précision dans laquelle chaque détail est intentionnellement disposé pour atteindre un effet bien précis. En Matthieu, comme en Luc, le texte cherche à faire entendre le son de la racine hébraïque zr
Le semeur est sorti pour semer …Et comme il semait
ha zore’a yatsa lizro’a, u ke she zara’
Au cas où cela ne suffirait pas, le texte a disposé des sons proches de zara’, il nous dit qu’il s’agit là de mystères (razim) et il utilise à dessein l’expression zaraH hashemesh (une fois le soleil levé…).
Voici encore une indication du caractère construit de notre texte : les trois mots clés de ce texte ont la même valeur numérique : les oiseaux (‘of) le roc (sela’) et les épines (qots) ont une valeur (43) qui, réduite, est celle du messie :7. Notre parabole tient en sept versets. Le chiffre essentiel du messie (52) ouvre d’ailleurs chaque articulation de la parabole : d’autres (aHerim vaut 52)
Et comme il semait, des grains …
D’autres sont tombés sur les endroits…
D’autressont tombés sur les épines…
D’autres sont tombés sur la bonne terre…
Nous savons que les textes évangéliques ne dédaignent pas de faire débuter une élaboration par un terme valant 52, comme ashre (bienheureux…) ou sefer (livre…). Puisque ce passage est minutieusement construit, il est probable qu’il relève de la double entente et qu’il est donc justiciable de plusieurs lectures : Ainsi le manque de terre pourrait ici fort bien signifier l’Exil. L’exil a en effet provoqué le développement impressionnant de la loi dont le résultat est le Talmud de Babylone. On trouve dans le Zohar sur les Lamentations, l’idée que le Talmud rédigé en exil est obscur comparé au Talmud Palestinien.
Autre lecture : La loi qu’Israël doit étudier peut aussi dépérir faute de terre (à cause de l’Exil qui empêche l’application de certaines lois liées à la terre d’Israël). Prenez le traité talmudique nommé sheviit, l’exemple me vient, bien entendu, totalement au hasard. Ce traité (sheviit signifie littéralement la septième) ne s’applique qu’en Israël. Il traite de l’interdiction de semer la septième année.
Autre lecture : De toute manière, toutes les lois dépériront lors de l’arrivée du messie ou bien encore: la loi est impuissante face au messie ou au soleil (shemesh) car elle ne s’enracine pas (shoresh) dans la foi messianique. Notre texte ne nous dit-il pas en effet que la chaleur du soleil (le messie) fait disparaître l’eau (la loi) et les jeunes pousses (les étudiants de la Tora) en resteront desséchées (yabeshim, en restent cois). Nous avions déjà rencontré cette séquence dans la guérison de l’hydropique, celui qui soufre d’un excès d’eau (de Loi) en Lc 14. Face au geste de Jésus, les Pharisiens restent cois (yabeshim, desséchés) :
Et eux se tinrent cois… Et ils ne purent rien répondre à cela (Lc 14,6)
De même, la main renvoyant à la Loi (de Moïse) on trouvera volontiers dans les Evangiles des histoires de main desséchée. (ce mécanisme est mis en évidence dans « Un Etranger sur le toit »)
• La Loi et les épines.
Les épines seraient ici une allusion à l’idolâtrie. Jérémie 4 demande en effet aux Israélites de supprimer d’abord l’idolâtrie avant de semer.
Car ainsi parle Yahvé aux gens de Juda et à Jérusalem Défrichez pour vous ce qui est en friche, ne semez rien parmi les épines (Jr 4,3)
Les épines peuvent également renvoyer à la prolifération de la loi. Ce qui est petit (qtsat) secondaire, de moindre importance, peut grandir au point de devenir l’essentiel. Notre texte ne nous dit-il pas ici que ces épines ont grandi (gadlu) et ont étouffé les semences ? Les détails qui supplantent l’essentiel voila qui est au cœur de la critique des Pharisiens par le midrash chrétien.
• La Loi et sa prolifération.
Très tôt, les lecteurs des Evangiles ont perdu tout contact avec l’univers mental du midrash. La dernière partie de la parabole du semeur qui parle de bonne terre et de donner du fruit a semblé à l’évidence positive. Voilà qui semblait clair comme de l’eau de roche. Pourtant un verset comme Osée 10, 1 nous indique que la fructification n’est pas en soi un bien :
Israël était une vigne luxuriante, qui donnait bien son fruit. Plus son fruit se multipliait, plus il a multiplié les autels ; plus son pays devenait riche, plus riches il a fait les stèles (Os 10, 1)
Donner du fruit signifie ici s’enrichir ou s’accroître. Dès lors, le verset :
D’autres ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente
peut renvoyer à la prolifération de la loi, thème obsessionnel du texte chrétien, mais qui provient pourtant de certains midrashim juifs.